REUTERS/Alkis Konstantinidis
Les amabilités volent bas entre anciens camarades de Syriza, le parti de gauche radicale qui gouvernait la Grèce depuis le 25 janvier. À la suite du référendum du 5 juillet puis du compromis conclu avec les créanciers, le 13 juillet, son aile gauche a scissionné pour donner naissance à un nouveau parti encore plus à gauche, « Unité populaire » (LAE), qui est donné à moins de 5 % dans les sondages. Et depuis, les couteaux sont tirés.
Alexis Tsipras, le Premier ministre démissionnaire, a ainsi exécuté, dans un entretien télévisé, le 26 août, son ancien ministre des finances, Yanis Varoufakis, qu’il a démissionné le 6 juillet. « Je considère et je l’ai déjà affirmé que dans la première période, Varoufakis a apporté une dynamique aux négociations. À partir d’un certain moment, il a cessé d’être un atout. Je m’en suis rendu compte le 25 juin lors d’une séance de négociation difficile, peu avant de rentrer à Athènes pour convoquer le référendum. J’avais en face de moi Christine Lagarde, Mario Draghi et Jean-Claude Juncker et quand le ministre des Finances parlait, personne n’y prêtait attention. Ils étaient totalement débranchés, ils n’entendaient pas ce qu’il disait ». Une démonétisation que j’avais décrite depuis longtemps sur ce blog.
Il faut dire que Varoufakis, qui ne se représentera pas aux élections, n’est pas en reste pour taper sur son « ami ». Dans un entretien accordé à Die Welt et au Soir (25 août), il estime que Tsipras, qui n’a jamais fait autre chose que de la politique, est un « très bon politicien ». Gentil ? Que nenni. Juste avant, il explique qu’il n’est lui même pas un « politicien », ce qui est un « compliment » : « je crois aux politiciens réticents, aux amateurs et je ne crois pas en ceux qui veulent faire leur carrière en politique. Un politicien de cette trempe-là est quelqu’un qui ment, qui manipule la vérité pour s’adapter aux réalités ? En signant un mauvais plan de financement par exemple ». Ambiance.
Alexis Tsipras s’en est aussi pris à la présidente sortante de la Vouli (Parlement), Zoé Konstantopoulou, qu’il n’a jamais supportée. Celle qui est désormais membre de LAE avait estimé que la convocation d’élections anticipées était « non-démocratique et anticonstitutionnelle ». Réponse du Premier ministre, le 23 août : Zoé Konstantopoulou, « agit comme une dictatrice », une accusation qu’avait formulé sur ce blog l’historien grec Nikolas Bloudanis.
Les élections législatives anticipées du 20 septembre s’annoncent difficiles pour Tsipras, ce qui explique sans doute ces échanges d’amabilités. Même s’il faut prendre avec des pincettes les sondages grecs, Syriza, qui a explosé façon puzzle, a perdu plus de dix points dans les intentions de vote et ne devance plus que de deux points la droite (Nouvelle Démocratie). Autant dire qu’il est douteux que Tsipras puisse obtenir une majorité absolue à lui seul, d’autant que son partenaire de coalition, la droite radicale d’ANEL, devrait être rayé du Parlement, toujours selon les sondages.
Tsipras ayant exclu de gouverner avec un autre partenaire qu’ANEL, il y a de fortes chances que les Grecs soient à nouveau appelés aux urnes un mois plus tard, exactement comme cela s’est passé en juin 2012, après, déjà, une tentative de référendum avorté... La crise grecque saison 25 s’annonce passionnante.
La frontière, cette ligne invisible née au XVIe siècle dans son acception moderne d’une ligne étroitement définie, a connu son apogée au XXe siècle, à la suite du premier conflit mondial : frontière politique, bien sûr, celle qui marque la limite de l’autorité de l’Etat et de l’effet des lois, frontière militaire avec la construction de murs (ligne Maginot, ligne Siegfried), frontière administrative avec la généralisation des contrôles d’identité ou encore frontière idéologique matérialisée par une barrière comme le Rideau de fer. Dans les pays autoritaires, communistes surtout, on a même inventé les frontières intérieures avec la nécessité d’obtenir une autorisation pour se déplacer.
La frontière, c’est bien plus qu’une ligne juridique, c’est le fantasme d’un espace homogène qui protège de l’autre, définit par rapport à l’autre : il y a le dedans et le dehors, le national et l’étranger, la sécurité et la menace… La suppression de ces fronts et frontières a longtemps été un rêve, celui où les êtres humains pourraient circuler librement d’un espace à l’autre, une revendication libertaire dans un monde qui ne cessait d’accentuer les contrôles sur les hommes et les femmes alors qu’il libéralisait les mouvements des marchandises et des capitaux.
La chute du communisme soviétique, en 1989, et la libération des peuples d’Europe de l’Est ont laissé croire que ce moment était enfin arrivé : c’était la fin de l’histoire. Dans la foulée, l’Union européenne, née d’un rêve de paix, a réalisé le premier espace sans frontière de l’histoire moderne en supprimant en 1995, avec la convention de Schengen, le contrôle à ses frontières intérieures. Mais, l’exemple européen n’a pas été suivi.
Bien au contraire : les frontières et les murs se sont multipliés. Non seulement les murs existant, comme celui qui sépare les deux Corées ou Chypre du Nord et Chypre du Sud, ne sont pas tombés, mais ils se sont multipliés à travers la planète, soit pour des raisons militaires, soit, et c’est la majorité des cas, pour stopper les mouvements de personnes. Mur entre Israël et les Territoires occupés, mur entre les Etats-Unis et le Mexique, mur entre la Corée du Nord et la Chine, mur entre l’Inde et le Bangladesh, mur entre le Botswana et le Zimbabwe, etc. Pis, l’Union s’est mise à son tour à construire des murs à ses frontières extérieures : entre l’Espagne et le Maroc, entre la Bulgarie et la Turquie, entre la Grèce et la Turquie, entre la Hongrie et la Serbie.
La frontière s’est même sophistiquée : elle est physique, mais aussi dématérialisée. Caméras de surveillance, systèmes informatiques perfectionnés (SIS, Système d’information Schengen, ou PNR, Passenger Name Recorder), surveillance satellitaire et aérienne, etc. Mieux : elle n’est plus limitée à une simple ligne. Dans l’espace Schengen, les contrôles peuvent avoir lieu sur une bande de 20 kilomètres de part et d’autre des frontières extérieures, mais aussi intérieures, dans le pays d’origine via les visas, dans les aéroports. La frontière est désormais partout. Le XXIe siècle a déjà dépassé le XXe siècle.
Et pourtant, on entend de bonnes âmes réclamer le rétablissement des frontières intérieures de l’Union afin d’enrayer l’afflux de migrants ou le terrorisme (au choix). Cette mystique de la frontière, qui se renouvelle sans cesse, ne devrait pas, en bonne logique, s’arrêter aux frontières nationales : pourquoi ne pas rétablir les barrières d’octroi (placées à l’entrée des villes) ou les livrets de déplacement intérieur afin de contrôler les allées et venues de chacun, puisque le terrorisme est surtout le fait de nationaux…
Une exagération ? Même pas. Cette logique de surveillance générale est déjà à l’œuvre, puisqu’il faut bien traquer les présumés terroristes et les clandestins : la loi française sur la sécurité intérieure et les contrôles systématiques d’identité sont là pour le montrer. L’idéologie de la frontière étanche aboutit à l’extension de son domaine naturel à l’ensemble du territoire : tous suspects !
Une frontière, c’est le renoncement à de nombreuses libertés : liberté de se déplacer et de travailler, droit au respect de sa vie privée, obligation des autorités de justifier un refus d’entrée, etc. Dès lors que la frontière est partout, l’arbitraire administratif est partout. La sécurité a un prix, la liberté. Et qu’importe que cela ne fonctionne pas : aucune frontière n’a jamais rien empêché. L’armée allemande qui tirait pourtant à vue n’est jamais parvenue à contrôler la frontière avec l’Espagne, pas plus que le mur entre les Etats-Unis et le Mexique n’empêche l’afflux de Latino-Américains. La Méditerranée, une belle frontière naturelle pourtant, ne dissuade pas les migrants de risquer la mort pour fuir conflits et misère. Les murs qui ont échoué, de la Grande Muraille de Chine au Rideau de fer en passant par le mur d’Hadrien, auraient pourtant dû nous apprendre quelque chose sur le sort des empires qui s’isolent.
N.B.: éditorial paru dans Libération du 27 août