You are here

Le Monde Diplomatique

Subscribe to Le Monde Diplomatique feed
Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 weeks 3 days ago

L'Europe doit sa liberté aux États-Unis

Mon, 08/05/2017 - 13:19

Du rôle des États-Unis pendant la seconde guerre mondiale on retient souvent le débarquement allié de Normandie, qui permet de consacrer le pays comme « libérateur de l'Europe ». On oublie ainsi qu'entre 1939 et 1941 Washington préférait la neutralité et l'isolationnisme au « combat pour la liberté ».

La Conférence de Yalta de 1945, par Agan Harahap, 2011. Cet artiste revisite l'histoire en intégrant des personnages de la culture populaire dans les images qui ont construit notre mémoire collective.
© Agan Harahap.

Au fil des victoires idéologiques de la droite, deux idées reçues se sont enracinées. La première postule l'existence d'une complicité historique entre « les deux totalitarismes du XXe siècle », fasciste et communiste (lire « Tous les totalitarismes se valent »). D'elle découle le sentiment (erroné) que l'armée américaine, pas soviétique, le débarquement en Normandie, pas les batailles du front de l'Est, auraient joué un rôle décisif dans l'écrasement du IIIe Reich. Hollywood a amplifié cette illusion : Sergueï Eisenstein eût-il vécu à l'époque de Steven Spielberg, avec un public comparable, les images et les perceptions auraient sans doute été transformées.

Captain America Captain America, personnage de comics créé en 1940 par Jack Kirby et Joe Simon pour exalter le patriotisme de la jeunesse américaine.
© source : Marvel/DR.

L'autre idée reçue décrète qu'un lien d'airain existerait entre les « démocraties occidentales » et le combat universel pour la liberté. C'est en raison de ce mythe historique que chaque crime de masse commis sur la planète suscite l'interrogation rituelle des grands médias et des puissants esprits : « Mais que fait l'Occident ? » En vérité, il fait ce qu'il a toujours fait : il défend ses intérêts au moment précis où ceux-ci sont directement mis en cause.

C'est en 1973, pas du temps de Mathusalem, que les Etats-Unis appuyèrent le coup d'Etat militaire d'Augusto Pinochet au Chili contre un gouvernement d'unité populaire ; en 1977 que le président James Carter déclara son « amitié personnelle » pour le chah d'Iran qui, selon lui, bénéficiait « de l'admiration et de l'amour de son peuple » ; en 2010 que le directeur général du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn fit du régime du dictateur tunisien Ben Ali un « bon exemple à suivre » pour les pays de la région ; en 2013 que le secrétaire d'Etat américain John Kerry estima qu'en dépit de leur massacre d'un millier de manifestants islamistes les généraux égyptiens avaient « indiqué » qu'ils entendaient « rétablir la démocratie » dans leur pays.

Manifestation, le 10 septembre 2013, à Santiago du Chili en mémoire des victimes de la dictature, à l'occasion du 40e anniversaire du coup d'Etat du général Pinochet.

Et les choses ne se sont pas présentées différemment quand se joua la liberté du monde. Car, même entre 1939 et 1941, lorsque le pacte germano-soviétique donna un semblant de consistance à la thèse conservatrice des deux totalitarismes jumeaux et complices, que firent les Etats-Unis, futurs parrains du « monde libre » ? Beaucoup moins connue que l'autre, cette histoire-là aussi est édifiante…

Un héros national américain reçoit une décoration des mains d'un nazi.

En mai 1939, Adolf Hitler s'est emparé de toute la Tchécoslovaquie. Pourtant, le Congrès des Etats-Unis refuse alors d'amender la « loi de neutralité » américaine interdisant toute vente d'armes à un pays menacé par l'Allemagne. Selon les mots d'un sénateur démocrate influent, « la situation en Europe ne paraît pas justifier une action urgente »…

Le 3 septembre 1939, l'urgence s'est-elle enfin précisée à Washington, dès lors que la France et le Royaume-Uni viennent enfin de mettre un terme à leur politique d'apaisement envers Berlin ? Eh bien toujours pas. S'adressant à ses compatriotes, le président Franklin D. Roosevelt leur annonce qu'il « souhaite et prévoit que les Etats-Unis se tiendront à l'écart de cette guerre ».

Le 5 février 2003, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le secrétaire d'Etat américain Colin Powell défend la nécessité d'une intervention militaire en Irak. Il présente alors des preuves falsifiées visant à démontrer que Bagdad possède des « armes de destruction massive ».
© Mark Garten/UN Photo.

Quelques jours plus tard, Charles Lindbergh prend à son tour la parole dans un grand discours radiodiffusé. Héros national, premier homme à avoir franchi l'Atlantique en avion, sans escale et en solitaire, Lindbergh a reçu, l'année précédente à Berlin, une décoration allemande des mains du chef nazi Hermann Göring. Sa plaidoirie isolationniste (« L'Amérique d'abord ») suscite un engouement immédiat aux Etats-Unis. Des millions de télégrammes, lettres, cartes déferlent sur les élus américains tentés de voler au secours du peuple anglais.

Amer, Winston Churchill observera plus tard que, jusqu'en avril 1940, les responsables américains étaient « tellement sûrs que les Alliés l'emporteraient qu'ils ne jugeaient pas qu'une aide serait nécessaire. Là, ils sont tellement certains que nous allons perdre qu'ils ne la jugent pas possible ». Une fraction de la droite américaine réserve son énergie au combat contre le New Deal. Une autre, inspirée par les mots de Lindbergh, « préfère cent fois être alliée avec l'Angleterre ou même avec l'Allemagne, malgré tous ses défauts, qu'avec la cruauté, l'athéisme et la barbarie de l'Union soviétique ». Le futur président Harry Truman a fait son choix lui aussi : « Si nous voyons que l'Allemagne gagne, nous devons aider la Russie ; mais si c'est la Russie qui gagne, nous devons aider l'Allemagne, afin qu'ils s'entre-tuent au maximum. »

En définitive, c'est l'Allemagne qui, par solidarité avec son allié nippon, décidera, le 11 décembre 1941, de déclarer la guerre aux Etats-Unis, dont la flotte vient d'être détruite, le 7, à Pearl Harbor. A l'époque, l'armée nazie se bat depuis près de six mois aux portes de Moscou…

Une société en sept familles

Sun, 07/05/2017 - 13:43

Comment définir les classes sociales à l'échelle internationale ? Les économistes découpent des groupes selon les écarts de revenus ; les sociologues mettent davantage l'accent sur la place dans la hiérarchie socioprofessionnelle. Mais les classifications varient selon les États : elles correspondent à l'histoire des groupes sociaux et de leurs représentations. Par exemple, la catégorie française de « cadres » n'a pas d'équivalent exact au Royaume-Uni, où l'on distingue les managers (dirigeants) et les professionals (experts). Ces spécificités rendent délicates les comparaisons internationales, d'autant qu'il n'existe pas de schéma de classes parfaitement consensuel à l'échelle européenne. Jusqu'à récemment, l'institut statistique européen Eurostat ne publiait pas de tableaux harmonisés selon la position socioprofessionnelle des Européens, et il ne le fait toujours pas selon le secteur d'emploi (public-privé). Cela réduit notre connaissance de l'Europe à des inégalités entre pays (1), rendant par là même invisibles les inégalités entre les classes sociales et en leur sein.

Récemment, des chercheurs ont mis au point une classification appelée European Socio-economic Groups (ESeG) (2). Elle permet de construire sept groupes socioprofessionnels : les cadres dirigeants, les professions intellectuelles supérieures, les professions intermédiaires, les petits indépendants, les employés qualifiés, les ouvriers qualifiés et les salariés peu ou pas qualifiés (voir schéma). À une échelle plus fine, elle distingue trente sous-groupes à partir desquels nous avons construit un espace social européen divisé en trois : les classes populaires, les classes moyennes et les classes supérieures.

Au bas de l'échelle sociale européenne, on définit comme appartenant aux classes populaires européennes les salariés peu qualifiés (agents d'entretien, ouvriers agricoles, vendeurs, etc.), les ouvriers qualifiés (chauffeurs, ouvriers qualifiés de l'artisanat, de la construction, de l'industrie, etc.) ainsi que les aides-soignants, les artisans et les agriculteurs. On distingue ensuite comme membres des classes moyennes les commerçants, les employés qualifiés (employés de bureau, gardiens de la paix), les professions intermédiaires telles que les infirmiers, les informaticiens et techniciens, les enseignants, etc., ainsi que les hôteliers et restaurateurs à leur compte ou gérants. En haut, on retient comme membres des classes supérieures l'essentiel des professions libérales et intellectuelles (médecins, ingénieurs, avocats, magistrats, etc.), les cadres supérieurs et les patrons.

(1) Étienne Penissat et Jay Rowell, « Note de recherche sur la fabrique de la nomenclature socio-économique européenne ESeC », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 191-192, Paris, 2012.

(2) Michel Amar, François Gleizes et Monique Meron, « Les Européens au travail en sept catégories socio-économiques », Insee Références - La France dans l'Union européenne, Paris, 2014.

Aspirations

Sun, 07/05/2017 - 13:01

En disant « non » de manière retentissante, le 29 mai 2005, à l'occasion du référendum sur le projet de traité constitutionnel pour l'Europe, la France rebelle a fait honneur à sa tradition de « nation politique par excellence ». Elle a secoué le Vieux Continent, suscitant à nouveau l'espoir des peuples et l'inquiétude des élites établies. Elle a renoué avec sa « mission historique » en faisant la preuve qu'il est possible d'échapper à la fatalité et aux pesanteurs des déterminismes économiques ou politiques.

Les électeurs ne supportent plus que, sans le moindre débat, une caste de « décideurs » (gouvernants, financiers, dirigeants d'entreprise, grands médias dominants) opère des choix néfastes pour le plus grand nombre. Et les couches moyennes, autrefois épargnées, n'hésitent plus désormais à manifester leur désarroi. Dans beaucoup de pays développés, la démocratie se dévitalise, elle se réduit souvent au diktat du marché. C'est contre de telles dérives que, en France, à cette occasion, le peuple a repris le chemin des urnes : 30 % d'abstentions seulement (contre 57 % en 2004 lors des élections au Parlement européen). Cette mobilisation, en particulier dans les catégories à faible revenu et aussi chez les jeunes, sur un thème aride - un texte de 448 articles, sans compter les annexes, déclarations et protocoles - constitue à elle seule un succès inespéré pour la démocratie. Le peuple a fait son grand retour. Face au sentiment de dépossession, il a exprimé son aspiration à la réappropriation.

Car ce « non » a une signification centrale, celle d'un coup d'arrêt à la prétention d'imposer, partout dans le monde et au mépris des citoyens, un unique modèle économique - celui défini par le dogme de la globalisation. Depuis le milieu des années 1990, ce modèle avait déjà suscité des résistances notables. Souvenons-nous, par exemple, du grand mouvement social de novembre 1995 en France. Ou encore des protestations à Seattle, en 1999, lors du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), où naquit ce qu'on devait ensuite appeler - surtout après le premier Forum social mondial de Porto Alegre, en janvier 2001, et après les massives manifestations de Gênes contre le sommet du G8, en juillet 2001 - le « mouvement altermondialiste ». Un peu partout, de nouvelles générations ont commencé à affirmer leur conviction qu'un autre monde est possible…

Cette vague protestataire a pris une ampleur toute particulière en Amérique latine. Sans doute parce que, appliquées avec la brutalité de « thérapies de choc », les recettes néolibérales y avaient été préférées dès les années 1970, et que les ravages sociaux étaient donc anciens. Probablement aussi parce que c'est en Amérique latine précisément que se sont élevées les premières voix réclamant un changement de cap. Au Mexique d'abord, dès 1994, avec l'irruption du sous-commandant Marcos et des zapatistes, qui ont très vite théorisé, avec des arguments certes politiques mais aussi culturels et écologiques, la nécessité d'un vaste mouvement international, transcontinental, non violent contre l'ultralibéralisme.

Puis au Venezuela, où, dès 1998, la victoire électorale du commandant Hugo Chàvez annonçait un programme de bouleversements sociaux de grande envergure. Mais ailleurs aussi, en Argentine, en Equateur, au Brésil, au Panama, en Uruguay, en Bolivie, des chamboulements politiques ont eu lieu ces cinq dernières années. Toutes ces métamorphoses découlent de l'aspiration des peuples à changer de modèle et à vivre autrement. Les gens veulent refonder le pacte social et refusent que les pouvoirs liés à la propriété privée prennent de plus en plus le pas sur les droits fondamentaux.

C'est là, sans doute, l'une des significations de la victoire du « non » en France le 29 mai. Mais il faut surtout souligner que c'est la première fois que, dans un pays développé du Nord et dans le cadre d'une consultation politique institutionnelle, une société a l'occasion de dire officiellement « non » à la globalisation ultralibérale.

Depuis ses débuts en 1958, et surtout depuis l'Acte unique européen de 1986, la construction communautaire a exercé une contrainte croissante sur toutes les décisions nationales. Le traité de Maastricht (1992) puis le pacte dit de stabilité et de croissance (1997) ont retiré aux gouvernements deux des leviers majeurs de l'action publique : la politique monétaire et la politique budgétaire. Le troisième, la politique fiscale, est de moins en moins autonome, car celle-ci s'inscrit dans une logique généralisée de « concurrence libre et non faussée ».

Les citoyens français ont compris que le traité soumis à leur approbation « constitutionnalisait », à l'échelle européenne, la concurrence exacerbée entre les producteurs de biens et de services, mais aussi entre l'ensemble des systèmes sociaux, happés dans une spirale descendante. Le « non » a été un vote extrêmement informé par des milliers de rencontres, de débats et de lectures, les ouvrages sur la Constitution ayant figuré pendant des mois en tête des succès de librairie. Face à la propagande d'Etat, relayée par la plupart des médias, les citoyens ont voulu se faire leur propre opinion. Ils y ont été aidés par le travail de fourmi réalisé sur le terrain par les multiples collectifs qui se sont spontanément mis en place dans toute la France. Ce foisonnement fait honneur à la démocratie.

Contrairement à ce qu'ont prétendu les grands médias, ce vote du 29 mai a été majoritairement pro-européen. Les syndicalistes et les militants associatifs de nombreux pays de l'Union ne s'y sont pas trompés qui, soit chez eux, soit par leur participation à la campagne en France, ont témoigné de leur solidarité avec l'aspiration à une autre Europe portée par les forces vives du « non ». Privés de référendum, beaucoup d'Européens ont en fait mandaté les Français pour voter en leur nom.

La critique de la globalisation laisse espérer, un peu partout à travers le monde, une remise à plat des valeurs et des règles du vouloir vivre en commun, lequel ne saurait se réduire à son degré zéro qu'est la liberté de circulation des capitaux, des biens, des services, et même des personnes. De plus en plus de citoyens mettent en cause la priorité du droit de propriété sur tous les autres droits humains. Ils estiment que cela façonne de manière insupportable la société et rompt les équilibres de la vie en commun.

Ils luttent pour modifier cet ordre immoral des choses, exigent que des biens comme l'air, l'eau douce ou la justice soient déclarés bien publics globaux, que des modèles sociaux de progrès soient placés sous protection, et que des moyens financiers soient enfin dégagés pour financer la solidarité entre les générations, entre les travailleurs, et entre le Nord et le Sud. Bref, ils réclament une refondation du pacte social et démocratique.

La marchandisation d'un nombre toujours plus important d'activités humaines entraîne des dommages sociaux et écologiques croissants. Alors que 20 % de la population mondiale utilisent 80 % des ressources de la planète, la surconsommation des uns engendre la sous-consommation des autres. Il devient urgent d'imaginer des sociétés tournées vers la décroissance, qui optent pour la qualité et non pour la quantité.

Pour changer le monde, des dizaines d'initiatives se font jour. Certains en viennent à proposer de remettre sous contrôle social les entreprises indispensables à la vie en société. D'autres suggèrent de dynamiter l'actuel système de propriété intellectuelle pour libérer la créativité. Concernant la dette extérieure des pays pauvres, qui ruine les économies locales et favorise une corruption galopante, des voix s'élèvent pour redéfinir les objectifs de l'aide au développement et instaurer son contrôle démocratique. Une autre idée serait de taxer les importations en fonction de critères sociaux et écologiques. Ce qui aurait un triple avantage : protéger les modèles sociaux les plus progressistes, défendre les intérêts des travailleurs du Sud, et favoriser des marchés nationaux.

Sur toute la planète, des poches de résistance s'organisent, et des victoires sont remportées, souvent ignorées des grands médias (réussite contre la privatisation du génome humain, échec de l'OMC à Seattle et à Cancùn, contestation du Fonds monétaire international [FMI], essor des logiciels libres, succès des femmes du Kerala contre Coca-Cola, etc.). Triomphes fragiles, parfois remis en cause. Mais ce sont autant de pierres posées sur le chemin d'un nouveau monde.

Questions de sociologie

Sat, 06/05/2017 - 21:23

Contre l'illusion de l'« intellectuel sans attaches ni racines », qui est en quelque sorte l'idéologie professionnelle des intellectuels, je rappelle que les intellectuels sont, en tant que détenteurs de capital culturel, une fraction (dominée) de la classe dominante et que nombre de leurs prises de position, en matière de politique par exemple, tiennent à l'ambiguïté de leur position de dominés parmi les dominants. Je rappelle aussi que l'appartenance au champ intellectuel implique des intérêts spécifiques, non seulement, à Paris comme à Moscou, des postes d'académicien ou des contrats d'édition, des comptes rendus ou des postes universitaires, mais aussi des signes de reconnaissance et des gratifications souvent insaisissables pour qui n'est pas membre de l'univers mais par lesquelles on donne prise à toutes sortes de contraintes et de censures.

Questions de sociologie, Editions de Minuit, Paris, 1984.

Prétention aristocratique

Sat, 06/05/2017 - 21:23

Le pouvoir économique est d'abord un pouvoir de mettre la nécessité économique à distance : c'est pourquoi il s'affirme universellement par la destruction de richesses, la dépense ostentatoire, le gaspillage et toutes les formes du luxe gratuit. C'est ainsi que la bourgeoisie, cessant de faire de toute l'existence, à la façon de l'aristocratie de cour, une parade continue, a constitué l'opposition du payant et du gratuit, de l'intéressé et du désintéressé sous la forme de l'opposition, qui la caractérise en propre selon Weber, entre le lieu de travail et le lieu de résidence, les jours ouvrés et les jours fériés, l'extérieur (masculin) et l'intérieur (féminin), les affaires et le sentiment, l'industrie et l'art, le monde de la nécessité économique et le monde de la liberté artistique arraché, par le pouvoir économique, à cette nécessité.

La consommation matérielle ou symbolique de l'œuvre d'art constitue une des manifestations suprêmes de l'aisance, au sens à la fois de condition et de disposition que la langue ordinaire donne à ce mot. Le détachement du regard pur ne peut être dissocié d'une disposition générale au « gratuit », au « désintéressé », produit paradoxal d'un conditionnement économique négatif qui, au travers des facultés et des libertés, engendre la distance à la nécessité. Par là même, la disposition esthétique se définit aussi, objectivement et subjectivement, par rapport aux autres dispositions : la distance objective à l'égard de la nécessité et de ceux qui s'y trouvent enfermés s'assortit d'une prise de distance intentionnelle qui redouble, par l'exhibition, la liberté. A mesure que croît la distance objective à la nécessité, le style de vie devient toujours davantage le produit de ce que Weber appelle une « stylisation de la vie », parti systématique qui oriente et organise les pratiques les plus diverses, choix d'un millésime et d'un fromage ou décoration d'une maison de campagne. Affirmation d'un pouvoir sur la nécessité dominée, il enferme toujours la revendication d'une supériorité légitime sur ceux qui, faute de savoir affirmer ce mépris des contingences dans le luxe gratuit et le gaspillage ostentatoire, restent dominés par les intérêts et les urgences ordinaires : les goûts de liberté ne peuvent s'affirmer comme tels que par rapport aux goûts de nécessité, par là portés à l'ordre de l'esthétique, donc constitués comme vulgaires. Cette prétention aristocratique a moins de chances qu'aucune autre d'être contestée puisque la relation de la disposition « pure » et « désintéressée » aux conditions qui la rendent possible, c'est-à-dire aux conditions matérielles d'existence les plus rares parce que les plus affranchies de la nécessité économique, a toutes les chances de passer inaperçue, le privilège le plus classant ayant ainsi le privilège d'apparaître comme le plus fondé en nature.

Editions de Minuit, Paris, 1979.

L'art de la consécration

Sat, 06/05/2017 - 21:14

Cet article est tiré d'un texte manuscrit ayant servi de support de cours au Collège de France, 1985-1986, et publié par Actes de la recherche en sciences sociales, n° 190, décembre 2011, Seuil, Paris.

La légitimité d'un pouvoir se mesure à la reconnaissance qui lui est accordée, c'est-à-dire à la méconnaissance de l'arbitraire qui peut se trouver à son fondement : elle tend donc à croître à mesure que l'on s'éloigne de l'imposition pure de la violence ou de l'exercice déclaré de la force. Il n'y a pas de génération spontanée du pouvoir symbolique (ou du capital symbolique) comme forme reconnue, donc méconnue dans sa vérité objective, du pouvoir (ou du capital sous l'une ou l'autre de ses formes). L'axiome selon lequel tout pouvoir symbolique, c'est-à-dire tout pouvoir capable de s'imposer comme légitime en dissimulant la force qui est à son fondement, ajoute sa force propre, c'est-à-dire proprement symbolique, à cette force, n'est qu'une exception apparente au principe de la conservation de l'énergie sociale : il faut dépenser de la force pour produire du droit ; du capital économique pour produire du capital symbolique (1).

(…) En matière de légitimité, rien n'est plus faux que la maxime selon laquelle « on n'est jamais mieux servi que par soi-même » : la logique de 1'« égoïsme éclairé », dont parlait Tocqueville, impose de surmonter la tendance de tous les pouvoirs à assumer eux-mêmes leur propre célébration et à faire ainsi l'économie et de la dépense et du risque de détournement qui sont inhérents à la délégation. Le prince ne peut être servi par ses peintres, ses poètes ou ses juristes, que pour autant qu'il renonce à remplir lui-même ces offices ou à légiférer directement en matière d'art ou de droit. Mais la dépossession partielle qu'implique la délégation enferme en outre le risque d'une dépossession plus totale : les mandataires, peintres ou poètes, peuvent détourner les pouvoirs de consécration qui leur sont reconnus, à leur propre profit ou au profit de ceux qui pensent les soutenir dans leur lutte contre les détenteurs du pouvoir temporel ; et, paradoxalement, le renforcement des dominés tend à renforcer les détenteurs de la force culturelle, toujours potentiellement subversive, en renforçant le besoin de leurs services spécifiques, et la menace de leur sécession.

Le pouvoir enferme une demande de reconnaissance. Il ne se contente pas de la soumission mécanique de l'automate qui obéit au doigt et à l'œil, comme une machine que l'on dirige en appuyant sur une commande ; il en appelle à un agent autonome, c‘est-à-dire quelqu'un qui soit capable de faire sienne, en lui obéissant, la règle de conduite qui lui a été prescrite. L'ordre ne devient opérant, efficient, que par l'intermédiaire de celui qui l'exécute, avec la collaboration objective de sa conscience, de ses dispositions préalablement montrées à le reconnaître pratiquement, dans un acte d'obéissance, c'est-à-dire de croyance. L'acte de reconnaissance ayant d'autant plus de chances d'être reconnu, donc légitime et légitimant, qu'il paraît moins déterminé par des contraintes externes (celles qui s'exercent à travers le calcul économique ou politique par exemple), l'efficacité d'une action symbolique de légitimation croît comme l'indépendance reconnue, voire statutaire, de l'agent ou de l'institution qui consacre par rapport à l'agent ou l'institution qui lui est consacré (2). Nulle dans le cas de l'autoconsécration (Napoléon se couronnant lui-même) ou de l'autocélébration (un écrivain faisant son propre panégyrique), faible dans le cas de la consécration par des mercenaires ou des complices ou même par des proches et des familiers, comme c'est le cas dans toutes les relations d'échange direct de services symboliques (hommages, préfaces, comptes rendus, etc.), qui sont d'autant plus transparentes que sont plus courtes, et la distance entre les échangeurs, comme dans les clubs d'admiration mutuelle où A consacre B qui consacre A, et l'intervalle temporel entre les actes d'échange, elle atteint son maximum lorsque disparaît toute relation visible d'intérêt matériel ou symbolique entre les institutions ou les agents concernés (3).

Ainsi, bien qu'une autonomie apparente ou une dépendance méconnue puisse avoir les mêmes effets qu'une indépendance réelle, l'efficacité symbolique qui a pour condition une certaine autonomie réelle de l'instance légitimatrice a pour contrepartie à peu près inévitable un risque proportionnel que cette instance détourne à son propre profit son pouvoir délégué de légitimation.

(…) C'est ainsi que les détenteurs du pouvoir temporel sont structurellement divisés (entre eux, et sans doute, en chacun d'eux) à propos de l'allocation des dépenses de maintien de l'ordre entre la répression ouverte et la violence douce du conservatisme éclairé qui sait concéder pour mieux conserver ou même gaspiller pour gagner davantage. L'opposition est particulièrement claire en matière de travail idéologique : poussés par la défiance à l'égard des « intellectuels » et par le souci de faire l'économie de l'énergie dépensée à la dissimulation, les intégristes de l'arrière-garde de classe (par exemple les « fractions de choc ») produisent un discours à forte teneur en information conservatrice mais dont l'efficacité symbolique est très faible, au moins hors de leur univers ; au contraire, la fraction moderniste sacrifie à un discours à faible teneur informative mais à haut degré de dissimulation, donc à forte efficacité symbolique et elle sait avant tout s'effacer derrière des porte-parole qui sont d'autant plus efficaces qu'ils n'apparaissent pas et ne s'apparaissent pas comme tels et qui pensent même faire payer d'un coût de contestation symbolique les profits de dissimulation symbolique qu'ils assurent au message conservateur.

(1) Sur le capital symbolique et la logique de son accumulation, lire Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Editions de Minuit, Paris, 1980.

(2) On le vérifie empiriquement dans le fait que l'effet de légitimation qui ajoute sa force proprement symbolique à l'effet simple de la force est d'autant plus grand que la force (militaire, économique ou autre) a moins à s'exercer, au moins de manière visible, donc à se dénoncer, au lieu de rester à l'état de « violence inerte », selon le mot de Sartre, violence structurale, inscrit dans des mécanismes tels que ceux qui font que le capital va au capital.

(3) La distance au champ concerné est aussi un des facteurs de l'efficacité symbolique, qui est inversement proportionnelle à la connaissance que les récepteurs peuvent avoir des intérêts engagés, donc à leur proximité sociale — et spatiale — par rapport au jeu et aux enjeux.

Ces « non » qui ont transformé la France

Sat, 06/05/2017 - 21:09

Le premier « non », historique, en France est celui qui fut adressé à Louis XVI : après la réunion des états généraux en 1789, le roi ayant prescrit aux députés de se séparer, l'illustre astronome Bailly répliqua : « La nation assemblée ne peut recevoir d'ordre. »

Cette affirmation de la souveraineté visait à l'accomplissement d'une pleine citoyenneté, ce en quoi l'ère révolutionnaire se différenciait de l'Ancien Régime. D'abord la citoyenneté civile - liberté de parole, de religion, en bref les droits de l'homme -, puis la citoyenneté politique, avec l'extension du droit de vote à des groupes de plus en plus larges et un régime représentatif ; enfin la citoyenneté sociale s'étendant au droit à la santé, au bien-être et à l'instruction. La première l'emporta grâce à la révolution de 1789 ; la deuxième prit un nouvel élan avec celle de 1848 ; la troisième n'aboutit qu'avec l'Etat-providence, au milieu du XXe siècle, et elle paraît désormais menacée.

La France du XXe siècle a dit « non » plusieurs fois à ceux qui mettaient en cause les figures de la citoyenneté. Ce refus prend corps et consistance au lendemain du 6 février 1934, année de la tentative avortée des ligues factieuses d'extrême droite de mettre fin au régime parlementaire. Le sursaut patriotique qu'incarne de Gaulle dès le 18 juin 1940, son respect intransigeant des principes et us de la République, en 1944-1946, le mettent à l'abri, en 1958, et malgré la réalité du coup d'Etat, des accusations de césarisme qu'un moment la gauche porte contre lui. Ces soupçons cessent d'eux-mêmes après la tentative de putsch des généraux (1961), lorsque, face à l'extrémisme nationaliste représenté par M. Jean-Louis Tixier-Vignancour et M. Jean-Marie Le Pen, le pays approuve par référendum, avec 75 % des suffrages, l'autodétermination des Algériens et, par 90 % des voix, les accords d'Evian (1962). A cette mouvance, qui s'était exprimée en 1934, puis à Vichy, puis en 1961 à Alger, et enfin en 2002, avec la présence de M. Le Pen au second tour de l'élection présidentielle, les Français ont toujours dit « non ».

Bien plus ancrée dans le passé, jusque dans l'Ancien Régime, figure la volonté de dissocier l'Etat d'avec la papauté, d'avec l'Eglise. Ainsi, dès les lendemains de la mort de Jeanne d'Arc, Charles VII promulgue la Pragmatique Sanction de Bourges loi qui limite les prérogatives du pape en France. A nouveau, après l'abjuration du futur Henri IV - sorte de gage de l'unité de la nation après ce temps des troubles appelé après-coup guerres de religion -, les Parlements refusent de reconnaître les actes du concile de Trente, charte de la contre-réforme catholique.

Plus tard, avec la révolution de 1789, la constitution civile du clergé fait reposer le service des prêtres sur l'élection et un serment de fidélité à l'Etat, mesure perçue par l'Eglise comme une agression. Avec la fin de l'Empire, en 1815, bien qu'une bonne partie des Français continue de dire « non » à une inspiration chrétienne de la politique portée par l'ultramontanisme, cette vision reprend de la vigueur. Au XIXe siècle, certains espèrent reconstruire l'unité de l'Europe chrétienne autour de la papauté - projet que, plus tard, ne reniera pas Pie XII (1939-1958). L'antipapisme, assoupi, se réveille alors, se superposant à un anticléricalisme toujours plus ou moins présent depuis la fin du Moyen Age et l'époque de la Réforme. La réaction contre cette tentation de l'Eglise de redevenir un Etat dans l'Etat suscitera des excès vengeurs pendant la Commune de Paris (1871). « Le cléricalisme, voilà l'ennemi » clamera Gambetta. Cette formule, devenue le guide politique de la IIIe République à ses débuts, aboutira en 1905 à la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, ainsi qu'à l'instauration de la laïcité.

Au lendemain de la Grande Guerre, quand le Parti radical, au faîte de son influence, a pour mot d'ordre « Ni Rome, ni Moscou », la Rome ainsi visée n'est pas celle du fascisme, mais celle du Vatican. C'est aux manifestations d'ingérence de l'Eglise dans les affaires de la France républicaine que la grande majorité des Français dit « non ». « Non à Rome, non à Moscou » : ce dernier interdit était suscité par le succès des bolcheviks en 1917, qui avait réveillé l'élan révolutionnaire apparu au XIXe siècle. Porté par une idéologie socialiste ou libertaire, le mouvement ouvrier avait contribué à la résurrection des idéaux de 1789, avait renoué avec eux en 1830, 1848, 1871, puis avait été brisé par la première guerre mondiale.

En éclatant, la grande guerre avait fait perdre au mouvement révolutionnaire ses armes, puisqu'il n'avait pas utilisé la grève générale pour l'empêcher ; ses arguments, puisque la guerre obéissait à des raisons qui n'étaient pas essentiellement d'ordre économique, comme il voulait le croire ; sa légitimité, puisque les citoyens, malgré leurs serments pacifistes de la veille, coururent sus à l'ennemi. Le succès d'Octobre ravive ses espérances, d'autant que la révolution affirme sa vocation à s'étendre au reste du monde, ce que proclame la nouvelle Internationale créée par Lénine.

Mais, en France, une bonne partie des socialistes, emmenée par Léon Blum, rejette l'adhésion à la IIIe Internationale, à cause de sa pratique du centralisme dit démocratique et de la juxtaposition en son sein d'organes publics et clandestins. Si une large frange du monde réformiste dit « non » à Moscou, à la terreur d'Etat, bien des communistes s'en détachent aussi, désemparés par la stratégie de Staline : en 1936, où il pousse au réarmement ceux qui, la veille, étaient pacifistes ; en 1939, lors du pacte germano-soviétique ; encore en 1944, en imposant au Parti communiste français de collaborer avec de Gaulle et de participer à un gouvernement « bourgeois ».

Plus tard, l'excommunication de Tito, les événements de Budapest, Poznan et Prague, la révélation de l'existence du goulag - dont on avait voulu ignorer l'existence avant guerre - parachèvent le rejet de Moscou comme pilote, et de son régime comme modèle, quel qu'ait pu être le prestige de Staline et de ses armées à l'heure de la victoire sur le nazisme. La faillite du régime soviétique laisse un goût de cendres à tous ceux qui pensaient le voir au moins continuer à jouer le rôle de mentor protecteur de tous ceux dont les droits sociaux pouvaient être menacés. Mais l'effet de souffle de cette faillite atteint la version molle du modèle socialiste, certains des leaders sociaux-démocrates abandonnant leur vocation à contrôler la gestion de l'économie, l'un des fondements de leur légitimité.

Autres mondes

Sat, 06/05/2017 - 21:05

La peur s'infiltre dans les moindres recoins, se répand à travers les frontières, paralyse les meilleures volontés. Attentats terroristes, prolifération nucléaire, réchauffement de la planète, tsunamis, cyclones, grippe aviaire : une menace chasse l'autre à la « une » des médias. Pourtant, hier encore, voilà un peu plus d'une décennie, la chute de l'Union soviétique soulevait l'espoir d'un nouvel ordre international, d'une humanité enfin libérée de sa condition. Désormais, personne ne croit plus ni aux lendemains qui chantent, ni au libéralisme triomphant paré de tant de promesses non tenues.

Orphelins d'un siècle que certains réduisent à des génocides et à des massacres, nous sommes guettés par l'abattement. Peut-on encore changer le monde ? Faut-il vraiment s'y atteler ? Existe-t-il un programme global de transformation ? Ceux-là mêmes qui ne peuvent plus défendre le bilan du libéralisme réellement existant haussent les épaules, faussement accablés : « C'est le monde tel qu'il est, il faut se résigner. »

Les programmes permettant de guider l'humanité vers un avenir « clés en main » sont discrédités. Pourtant, de nombreuses réflexions et, surtout, une multitude d'actions à travers la planète offrent des pistes plus prometteuses qu'on ne le pense généralement. En témoigne Internet, souvent présenté comme le nec plus ultra de la modernité libérale, le « lieu » où, enfin, des individus isolés peuvent agir selon les règles du marché pur, sans intermédiaire, sans lien social. « La société n 'existe pas » proclamait l'ancien premier ministre britannique, Mme Margaret Thatcher. Des prophètes annonçaient que la Toile allait enfermer les individus dans des bulles.

Pourtant, parallèlement aux monopoles comme Microsoft ou Google, et contre leurs tentatives d'assujettir la Toile au marché, des pratiques neuves ont émergé, notamment celle des logiciels libres (1), des pratiques que personne n'avait anticipées. Pourquoi des programmeurs laissent-ils « libres » leurs inventions, les font-ils circuler ? Pourquoi acceptent-ils de ne pas en profiter ? Voilà ce que les tenants de la marchandisation du monde ne saisissent pas. « Il est d'ordinaire difficile de comprendre explique un professeur de droit à Stanford, pourquoi quelqu'un abandonnerait quelque chose qui a de la valeur. Mais cette difficulté tient au fait que, de manière générale, donner signifie avoir moins soi-même. Mais les logiciels, et plus généralement la connaissance, ne sont pas comme de la nourriture : quand je vous apprends comme installer Word sur votre ordinateur, je ne perds pas cette connaissance moi-même. » Et de poursuivre que non seulement on ne renonce à rien, mais qu'on y gagne : en apprenant aux autres à se servir de son logiciel, en leur permettant de l'améliorer - « Plus il y aura de personnes qui sauront se servir d'un logiciel, et plus il aura de valeur pour ses utilisateurs, donc pour son concepteur (2).  »

Cette démarche interroge le « droit de propriété ». On retrouve cette charge subversive dans les luttes qui se sont développées pour l'accès aux traitements antirétroviraux contre le sida. Face à la mobilisation des opinions, face à celle d'un certain nombre d'organisations non gouvernementales, Big Pharma a dû jeter du lest, accepter des limites au sacro-saint droit des brevets. Certes, la bataille sur les médicaments est loin d'être gagnée, mais la volonté de soustraire au « libre marché » des pans entiers de la société s'affirme dans des domaines divers, de la santé à l'eau. Les droits des citoyens doivent passer avant ceux de quelques grandes compagnies et de leurs actionnaires à accumuler des profits.

On aurait tort de percevoir ces mobilisations comme des combats d'arrière-garde, dont le seul but serait de préserver ce qui peut encore l'être des offensives libérales. Quand, en Argentine, des travailleurs prennent le contrôle de leurs entreprises et les remettent en route (3) ; quand, dans le même pays, le gouvernement arrive à renégocier sa dette dans des conditions avantageuses, malgré les critiques du Fonds monétaire international (FMI) ; quand, aux Etats-Unis, s'implante un mouvement de luttes contre la concentration médiatique ; quand, en Inde, des paysans obtiennent du nouveau gouvernement une garantie qu'ils pourront, en cas de chômage, être employés pendant cent jours (par an) pour des travaux d'utilité publique, ce sont les fondements même de nos sociétés, leurs règles de fonctionnement, les manières de « vivre ensemble » qui sont secouées. Ces mobilisations remettent l'être humain, notamment les perdants du jeu libéral, au centre des préoccupations.

Mais l'extrême diversité des luttes et des résistances éveille un malaise chez les partisans du changement, surtout ceux qui ont connu un monde bipolaire. Face à un capitalisme de plus en plus mondialisé, n'est-il pas illusoire d'agir localement ? Ne manque-t-il pas un programme global à opposer à la globalisation libérale ?

Cette nostalgie d'un « modèle » s'ancre dans les vieux rêves du XXe siècle, dans une vision de stades de civilisation se succédant, de la barbarie à la lumière, l'Europe (puis l'Occident) représentant le degré ultime du progrès, voué à s'étendre à toute la planète et à effacer tous les archaïsmes locaux ou régionaux, culturels ou religieux. Or c'est la notion même de « progrès » qui semble désormais devoir être mise en question. Imposée par la force durant l'ère coloniale, elle a débouché dans le Sud sur les pires crimes. En Occident, le productivisme industriel et agricole a accéléré la mise en cause des équilibres fondamentaux de la planète, favorisé son réchauffement, encouragé la propagation de nouvelles maladies.

Plus largement, l'uniformisation du monde provoque des réactions de rejet, parfois marquées par le chauvinisme ou par une vision sectaire de la religion. Les peuples ne veulent pas être réduits à un agrégat d'individus consommateurs, pas plus qu'ils n'acceptèrent, hier, les carcans du socialisme réel. Car ils sont le produit d'une histoire et d'une culture, nourrissent leur imaginaire de rêves, de légendes, de mythes. Le mouvement zapatiste puise sa force dans les traditions indiennes du Mexique, il en est imprégné tant dans ses revendications que dans ses modes d'action. En Afrique, la démocratie Imposée selon un modèle présidentiel européen a montré ses limites, quand elle n'a pas débouché sur des guerres civiles ; mais d'autres formes de participation existent, profondément enracinées dans la mémoire et les traditions locales. En Asie, continent dont la puissance économique s'est construite à l'abri d'un protectionnisme sans remords, on cherche aussi à préserver les valeurs de ces sociétés, on débat du confucianisme et de la « modernité ». Partout domine une volonté de maîtriser son destin, de choisir sa propre voie, loin des injonctions du FMI et de la Banque mondiale, loin aussi des « leçons » données par l'Occident au reste de la planète.

Cette apparente hétérogénéité, à condition de s'appuyer sur une vision d'un ennemi global, le capitalisme, peut être un atout. Ce qui peut naître, ce n'est pas un nouveau modèle, mais de multiples autres mondes, échangeant, coexistant, s'enrichissant les uns les autres. Des principes universels se forgeront, se forgent déjà, en commun, autour de la défense des plus démunis, de l'égalité, des droits de chaque personne à une vie enrichissante, du rejet de toute domination - y compris masculine. Ils prendront différentes formes ici et là, contribuant à l'émergence d'une humanité à la fois plus solidaire et plus diverse.

(1) Lire Philippe Rivière, « Logiciels libres : et pourtant, ils tournent », Manière de voir n° 83.

(2) Lawrence Lessig, « Do you Floss ? », London Review of Books, 18 août 2005.

(3) Lire Cécile Raimbeau, « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomatique, septembre 2005.

Aux origines du présidentialisme

Sat, 06/05/2017 - 21:00

Fondé sur l'élection directe du chef de l'État, le régime présidentiel français découle d'une révision constitutionnelle adoptée par référendum le 28 octobre 1962. De tradition bonapartiste, le général de Gaulle choisit de revenir à un mode de désignation qui, dès sa naissance en 1848, avait posé le problème du respect de la souveraineté populaire par le pouvoir exécutif.

Reproduction de cartes à jouer républicaines de l'époque de la révolution de 1848 Musée de la ville de Paris, Musée Carnavalet, Paris / Archives Charmet / Bridgeman Images

Plusieurs candidats à l'élection française dénoncent la « monarchie présidentielle » et font campagne pour une profonde transformation des institutions, voire pour l'instauration d'une VIe République. Celui de La France insoumise, M. Jean-Luc Mélenchon, s'engage même, s'il est élu, à être « le dernier président de la Ve République ». En prônant la mise en place d'une Assemblée constituante, ce mouvement entend redonner du pouvoir au peuple en suivant les pas des révolutionnaires de la IIe République.

En février 1848, une révolution met fin à la monarchie de Juillet, usée par les scandales et par des pratiques de plus en plus autoritaires. Le gouvernement provisoire veut organiser au plus vite des élections afin de désigner une Assemblée constituante, chargée d'établir les nouvelles règles politiques. Aussitôt, des voix s'élèvent pour dénoncer un processus prématuré et dangereux. Selon le républicain François-Vincent Raspail ou le socialiste Louis Blanc, le peuple ne serait pas prêt : il faudrait l'éduquer avant de lui confier cette responsabilité, arguent-ils, et les mesures sociales doivent précéder les préoccupations politiques. Le 23 avril 1848, une Assemblée est néanmoins élue. Elle compte plus de huit cents membres, dont trois cents anciens représentants monarchistes, « républicains du lendemain ».

La Constitution est préparée en deux temps, au printemps et à l'automne. En mai et juin, le travail est délégué à un « comité de Constitution », composé de dix-huit parlementaires élus après une semaine d'âpres débats. Aux côtés du socialiste Victor Considérant, on retrouve les orléanistes (1) Odilon Barrot et Jules Dufaure, ou encore le conservateur Alexis de Tocqueville. Les postes de président et de rapporteur sont occupés par les républicains modérés Louis-Marie de Lahaye de Cormenin et Armand Marrast. Dès la fin de mai, un projet est envoyé devant les commissions de l'Assemblée, mais les débats ne commencent qu'après les « journées de juin », qui voient s'affronter autour de la fermeture des Ateliers nationaux deux visions de la république : celle d'un régime représentatif et celle d'une « vraie république », démocratique et sociale.

L'idée d'élaborer une nouvelle Constitution ne va pas de soi. Les socialistes et les républicains les plus radicaux souhaitent plutôt mettre en place la Constitution de 1793, ou reprendre des projets préparés dans les années 1830-1840. Le texte de 1793, jamais appliqué (dans l'attente de la paix), prévoit pour la première fois le suffrage universel (masculin) et une démocratie semi-directe, avec une concentration des pouvoirs au profit de l'Assemblée et la possibilité pour le peuple de proposer directement des candidats au conseil exécutif ou de se prononcer sur toutes les lois. Les députés, élus par les « assemblées primaires », sont simplement considérés comme des mandataires, pour une période limitée à un an. Quant aux projets établis sous la monarchie de Juillet, ils visent avant tout à poser des limites à l'exécutif, en trouvant les moyens de le contraindre à reconnaître la souveraineté du peuple et à accepter les réformes sociales nécessaires. La priorité alors accordée au social est telle que, en 1832, dans le programme de la Société des amis du peuple, François-Vincent Raspail ne consacre que quelques lignes à la question du pouvoir exécutif : celui-ci est d'une certaine façon « concédé », mais aussi révocable, non héréditaire et discontinu dans le temps.

L'examen article par article de la Constitution de 1848 se déroule du 4 septembre au 27 octobre. Deux sujets retiennent particulièrement l'attention : la reconnaissance du droit au travail et le monocaméralisme. Le droit au travail apparaît à la fois comme la réalisation de la promesse faite par la République aux ouvriers qui se sont battus contre la monarchie et comme le moyen de résoudre la question sociale. Le libéral Joseph Alcock ne craint pas de parler le 5 septembre d'une « loi de haine, de colère, d'envie et de vengeance ». Son collègue Prosper Duvergier de Hauranne évoque « une voie qui (...) conduit à la destruction de la société ». Proclamée le 25 février par le gouvernement provisoire, cette disposition est considérée par les républicains et les socialistes comme la spécificité de la nouvelle république, selon la formule d'Alexandre Ledru-Rollin : « On a dit : le droit au travail, c'est le socialisme. Je réponds : non, le droit au travail, c'est la République appliquée. »

L'idée d'une chambre unique reprend quant à elle la tradition des Constitutions de 1791 et 1793, en refusant l'existence d'une seconde chambre qui rappellerait la Chambre des pairs des monarchies censitaires ou le Conseil des Cinq Cents et le Conseil des Anciens, les deux assemblées législatives du Directoire. L'amendement préconisant deux chambres est rejeté par 530 voix contre 289. Le mandat des députés est fixé à trois ans.

Le projet du comité de Constitution place à côté de cette assemblée unique un président élu au suffrage universel direct. Pour justifier ce choix, le modèle américain est convoqué : il montrerait qu'un tel système fonctionne et évite les problèmes inhérents à la collégialité telle qu'elle fut incarnée par le Directoire. Il s'agit également d'équilibrer les pouvoirs. À l'unicité de l'Assemblée répond l'unicité de l'exécutif. Seuls deux membres du comité ont plaidé pour un système mixte, où l'Assemblée présélectionnerait cinq candidats.

Élu dans cinq départements, Louis-Napoléon Bonaparte triomphe lors des élections complémentaires du 17 septembre. Ce succès renforce les craintes des constituants qui, comme le député de gauche Félix Pyat, y voient une royauté déguisée. Jules Grévy, député républicain du Jura, prévient solennellement l'Assemblée par un amendement resté célèbre : « Je dis que le seul fait de l'élection populaire donnera au président une force excessive. Oubliez-vous que ce sont les élections de l'an X qui ont donné à Bonaparte la force de relever le trône et de s'y asseoir ? Voilà le pouvoir que vous élevez ! Et vous dites que vous voulez fonder une république démocratique ! Un semblable pouvoir conféré à un seul, quelque nom qu'on lui donne, roi ou président, est un pouvoir monarchique ; celui que vous élevez est plus considérable que celui que vous avez renversé. Il est vrai que ce pouvoir, au lieu d'être héréditaire, sera temporaire et électif ; mais il n'en sera que plus dangereux pour la liberté. »

Pour préserver la république de tels risques, les constituants ont mis en place des garde-fous : l'Assemblée dispose d'une force militaire dont elle fixe elle-même l'importance, et tout acte par lequel le président dissout l'Assemblée, suspend ses travaux ou fait obstacle à l'exercice de son mandat est un crime de haute trahison, qui entraîne sa déchéance. En outre, la Constitution interdit la rééligibilité immédiate du président sortant, ne l'admettant qu'au bout de quatre ans.

Jules Grévy souligne encore les limites de cette précaution : suffira-t-elle à contrer l'ambition d'un homme qui souhaiterait rester au pouvoir et ferait pendant son mandat des promesses au peuple qu'il monnaierait contre le renversement de la république ? Ses arguments ne sont pas retenus. Le danger représenté par la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte paraît encore peu plausible, même si certains l'identifient clairement. C'est le cas du député républicain modéré Antony Thouret, élu du Nord, qui propose d'étendre aux Bonaparte l'inéligibilité touchant déjà les membres des autres familles ayant régné sur la France. Mais son amendement est rejeté, et l'Assemblée décide, par 627 voix contre 130, l'élection du président de la République au suffrage universel.

À aucun moment il n'est fait mention des limites de ce suffrage « universel » qui exclut les femmes. Le 4 novembre, la Constitution est adoptée. « En présence de Dieu et au nom du Peuple français », proclame son préambule, tandis que l'article IV dispose que la République « a pour principe la Liberté, l'Égalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l'Ordre public ». On est déjà loin de la république démocratique et sociale rêvée par les ouvriers au printemps 1848. Les « journées de juin » ont consacré l'écrasement des révolutionnaires par la troupe.

Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu par 5 434 226 voix. Son plus proche rival, Eugène Cavaignac, n'en recueille que 1 448 107, et le candidat socialiste François-Vincent Raspail seulement 37 000. Si le nouveau président incarne la continuité de la légende napoléonienne, il apparaît également comme un homme neuf, qui n'appartient à aucun parti. Auteur d'une brochure teintée de socialisme utopique (De l'extinction du paupérisme, 1844), ce candidat « attrape-tout » séduit une partie de l'électorat de gauche. Défenseur de l'ordre, de la famille, de la religion, de la propriété, il bénéficie du soutien de la droite monarchiste, du « comité de la rue de Poitiers ». Adolphe Thiers, l'un de ses éminents représentants, est persuadé qu'il sera aisé de le manipuler. « C'est un crétin que l'on mènera », aurait-il déclaré.

La question de l'échéance de 1852 devient cruciale en 1851, année préélectorale singulière : il n'y a pas de candidats déclarés, si ce n'est le président sortant, qui ne peut se représenter. Les autres prétendants sont hostiles à la république, comme le général monarchiste Nicolas Changarnier, ou discrédités, comme Cavaignac, l'homme de la répression de juin 1848, candidat malheureux en décembre 1848. Bien peu sont ceux qui attendent de ce scrutin un résultat positif. Déjà peu convaincus de la nécessité d'un exécutif unique, voire par le suffrage universel, certains républicains prônent toujours l'adoption d'autres formes de gouvernement, plus proches d'une démocratie directe. Victor Considérant déclare que « la solution, c'est le gouvernement du peuple par lui-même » ; Ledru-Rollin se prononce pour un retour à la Constitution de 1793 et la suppression de la fonction présidentielle.

L'élection de mai 1852 n'aura finalement pas lieu. Louis-Napoléon Bonaparte raye cette échéance par le coup d'État du 2 décembre 1851. La répression parisienne fait 400 morts ; 30 000 arrestations ont lieu en France ; l'état de siège est institué dans un tiers du pays. Louis-Napoléon décide cependant d'une élection présidentielle au suffrage universel, sous la forme d'un plébiscite organisé à peine quinze jours plus tard. Sept millions de Français disent « oui » à cet appel au peuple ; 640 737 courageux votent « non », surtout à Paris. Outre le climat de répression et de terreur, la fraude est patente. On compte tout de même un million et demi d'abstentionnistes. Bon nombre de républicains pensent comme George Sand que « sans tout cela » le peuple aurait voté de la même manière. La restauration de l'empire un an plus tard consacre le retour d'un monarque et achève de discréditer le principe de l'élection du président au suffrage universel pour... un siècle. Dans Napoléon le Petit, pamphlet écrit en exil, Victor Hugo se prend à imaginer que le deuxième dimanche de mai 1852 aurait pu être un dimanche calme « où le peuple serait venu voter, hier travailleur, aujourd'hui électeur, demain travailleur, toujours souverain ».

(1) Partisans de la monarchie constitutionnelle instaurée par Louis-Philippe d'Orléans en juillet 1830.

Repères

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Indépendance : 4 juillet 1946 (des États-Unis).

Régime : présidentiel (dernier scrutin en mai 2016 pour un mandat de six ans).

Capitale : Manille.

Superficie : 300 439 kilomètres carrés.

Nombre d'îles : 7 107, dont 11 constituent 90 % des terres.

Population : 102 811 795 habitants en 2016.

Taux d'alphabétisation : 98,22 % (2015).

Indice de développement humain (IDH) : 0,682 (2015), 118e rang mondial.

Espérance de vie : 68,2 ans (2014).

Produit intérieur brut (PIB) : 291,965 milliards de dollars américains (2015).

PIB par habitant : 2 899 dollars (2015), 158e rang mondial.

Religions :

— 84 % de catholiques.

— 7 % de musulmans.

— 4 % de protestants évangéliques.

— 1,5 % de bouddhistes.

Sources : populationdata.net ; Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; diplomatie.gouv.fr

La littérature au laboratoire

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Le Stanford Literary Lab a pour objectif de développer les humanités numériques, plus précisément l'exploration de corpus littéraires assistée par ordinateur. Il s'agit pour ses membres de retranscrire sous forme d'algorithmes le fonctionnement de la critique littéraire afin d'explorer automatiquement le roman et le théâtre européens, « un corpus de textes trop immense pour être embrassé par un seul savant, aussi érudit fût-il ». Faisant feu de toutes sciences, le Stanford Literary Lab emprunte « l'analyse en composantes principales à la génétique, la théorie des réseaux aux mathématiques et à la physique, et le concept d'entropie aux théories de l'information ». En huit chapitres, il livre quelques-uns de ses résultats de recherche, de ses méthodes et de ses échecs. Ainsi, le chercheur Holst Katsma découvre « l'atténuation du volume sonore » dans le roman britannique sur plusieurs décennies du XIXe siècle. Il s'avère in fine que les algorithmes, non contents de valider les recherches menées par des êtres humains sur des corpus plus restreints, créent leurs propres hypothèses et font émerger de nouvelles interrogations. Confronté aux big data (« données de masse »), le Lab tente de faire en sorte qu'elles « nous ramènent aux “big questions” ».

Ithaque, coll. « Theoria Incognita », Paris, 2016, 280 pages, 26 euros.

Les Français d'abord. Slogans et viralité du discours Front national (1972-2017)

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Une enveloppe différente pour un produit identique : ainsi pourrait-on résumer l'histoire du Front national (FN). Dédiabolisation, refonte lexicale, récupération politique : autant de stratégies qui ont permis au Front national de revoir son discours, faisant d'une force contestataire un parti aux ambitions gouvernementales. Une approche qui glisse d'un positionnement assumé sur l'échiquier politique — « Il faut redonner à la France une droite digne d'elle, une droite qui ose dire son nom et se battre sous ses couleurs » — à une posture populiste : « Ni droite ni gauche, Front national ! » Valérie Igounet analyse quarante-cinq années de slogans, d'affiches et de discours du parti frontiste pour en déceler l'ADN, qui reste inchangé : la question de l'identité nationale demeure au cœur de ce parti. L'historienne évoque enfin la façon dont il a influencé la droite et imposé sa problématique dans le débat public, renforçant ainsi sa nouvelle assise politique.

Inculte / Dernière marge, coll. « Essais », Paris, 2017, 144 pages, 19,90 euros.

L'économie politique du XXIe siècle. De la valeur-capital à la valeur-travail

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Passant en revue les grandes oppositions autour de quatre concepts économiques fondamentaux — la valeur, le travail, le capital et la monnaie —, François Morin, en se référant à John Maynard Keynes et à Karl Marx, propose une refondation du travail, de la monnaie et de la démocratie. La valeur-travail pourrait offrir selon lui son fondement à l'économie. L'opération impliquerait de limiter le pouvoir de la valeur-capital (en renforçant le droit de la concurrence et le contrôle des mouvements de capitaux), mais aussi de réformer la gouvernance des entreprises sur le modèle de l'économie sociale et solidaire. La monnaie passerait de son statut de bien privé géré par un oligopole bancaire à celui de bien commun géré par les États au niveau international. Chaque citoyen pourrait valoriser son travail grâce à un droit à la formation, et les investissements seraient choisis pour leur utilité collective.

Lux, Montréal, 2017, 305 pages, 22 euros.

Il était une fois la banlieue

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Entre 1981 et 1994, Dominique Cabrera a consacré six documentaires à la banlieue parisienne. Aujourd'hui, ses films, réunis dans un DVD, accompagné par un précieux livret, paraissent décrire un autre monde, où les locataires d'une cité de Colombes pouvaient être partie prenante dans la création d'une aire de jeux (J'ai le droit à la parole, 1981), où les anciens habitants de quatre tours en voie de démolition avaient la nostalgie de la vie solidaire qu'ils y menaient (Chronique d'une banlieue ordinaire, 1992). Elle rappelle aussi l'histoire du Val-Fourré, où les premiers habitants s'installent en 1966, et qui devait, selon un propos officiel, permettre « à de nombreuses familles de vivre une vie meilleure ». Les années 1990 verront la paupérisation de la population avoir raison des rêves des urbanistes. Avec Une poste à La Courneuve (1994), dans la cité des 4000, elle montre de jeunes postiers qui, dans un local scandaleusement exigu, tentent l'impossible : assurer, malgré l'abandon du pouvoir, le « service public ».

Documentaire sur grand écran, Paris, 2017, 25 euros.

Le sourire du conteur

Sat, 06/05/2017 - 00:00

S'il est vrai que, de tout temps, les humains ont été fascinés par les djinns, « êtres de feu sans fumée », et par les djinnias, « faites de fumée sans feu », force est de constater qu'ils n'en connaissent pas grand-chose, un peu comme ces dormeurs brutalement réveillés au milieu d'un rêve dont ils ne parviennent quasiment plus à se souvenir. Mais il advient parfois qu'un conteur, ou peut-être bien une conteuse, s'empare de ces fragments épars et les remette, temporairement, dans l'ordre… Ce que fait magistralement Salman Rushdie dans son dernier roman, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, soit bien sûr mille et une nuits, c'est-à-dire le temps que durèrent selon l'histoire ici déroulée les événements connus sous les noms de « guerre des mondes » ou de « période d'Étrangeté ». Car les djinns, querelleurs, toniques, priapiques, amoraux, n'aiment rien tant que quitter leur magique Péristan pour se mêler à notre bas monde, dont l'extravagance les fascine.

C'est ainsi qu'une des plus grandes djinnias, princesse de la foudre venue sur terre au XIIe siècle, s'est éprise d'un prestigieux philosophe, Ibn Rushd (alias Averroès, philosophe de langue arabe… ou avatar de l'auteur), alors en disgrâce. Elle lui a donné une nombreuse descendance, les Duniazats, tous intrinsèquement djinns, dépourvus de lobes aux oreilles mais pourvus d'immenses pouvoirs sans qu'ils le sachent vraiment… De telles histoires d'amour sont toutefois brèves, tant la distance est grande entre un simple mortel et une quasi-immortelle. Et Ibn Rushd, rentré en faveur, s'est peu à peu éloigné de celle qu'il connaît sous le nom de Dunia, qui veut dire « monde » « parce qu'un monde s'écoulera de moi », comme elle le lui a précisé lors de leur rencontre. Il l'abandonne, ainsi que leurs enfants, sans s'être jamais douté de leur nature véritable. Il est vrai qu'il est alors en pleine polémique avec les héritiers de Ghazali, un religieux qui prêche l'asservissement des esprits et le mépris de l'amour.

Or cette polémique va se poursuivre jusqu'à notre siècle, qui vécut, durant deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, une quasi-apocalypse mêlant irrationalité, corruption, fanatismes multiples, bref, une véritable guerre entre les tenants, parmi les djinns comme parmi les humains, de Ghazali et ceux d'Ibn Rushd. Et c'est à cette époque que M. Geronimo, jardinier-paysagiste du splendide domaine de La Incoerenza appartenant à une nihiliste chronique surnommée Madame la Philosophe, s'aperçoit qu'il flotte — oh ! très légèrement — ; que le jeune Jimmy Kapoor, auteur plus ou moins raté de comics, voit apparaître son super-héros en chair et en os ; qu'Oliver Oldcastle, compositeur de musique, développe son étonnante théorie, « Dieu est une création de l'homme, alors aucun bienfait ne demeure impuni… ». Les lois qui semblaient régir le monde se dissolvent et laissent la place à d'innombrables règles, contradictoires, grotesques, comme si, d'un coup de baguette magique, la fameuse raison humaine s'était éclipsée. L'histoire qu'écrit Rushdie, sur un ton mi-moqueur mi-rageur mais toujours bienveillant, pourrait n'être qu'une parabole ; mais ce qu'il décrit résonne avec notre commune réalité. Les situations et les personnages sont en phase avec la perception que nous en avons à travers les médias, mais aussi la fiction qui en naît. Sans oublier les rêves qui en surgissent, évidemment.

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, de Salman Rushdie, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, Arles, 2016, 313 pages, 23 euros.

Un grand feu de joie

Sat, 06/05/2017 - 00:00

On n'entre pas impunément dans les livres d'Arno Schmidt (1914-1979) : dès les premiers pas, on se cogne, on bloque, on trébuche. Lui-même devait le savoir, qui écrit dans Brand's Haide : « Si le peuple t'applaudit, interroge-toi : qu'ai-je mal fait ?! » On ne peut donc que saluer la détermination des éditions Tristram, qui rééditent progressivement les ouvrages de cet auteur largement publié jadis par Christian Bourgois, Maurice Nadeau sortant pour sa part, notamment, le fameux Soir bordé d'or. À Brand's Haide vient s'ajouter leur réédition en poche du roman Le Cœur de pierre (1). Soulignons — évidence souvent oubliée — que leur traducteur, Claude Riehl (1953-2006), au punch inventif, est indissociable de cet écrivain dont la restitution, confiait-il, confinait parfois au match de boxe.

La construction peut dérouter : une succession de petites séquences, entre cinq et vingt lignes, avec chaque fois une amorce en italique qui peut être une indication scénique, une exclamation ou le début de la phrase : « Un vent-brigand rôdait dans le bois… », « Le barouf des footballeurs soûls… », « Le chat sur la table… ». Ces séquences, où affleurent références et citations détournées, sont aussi parfois de rapides percées vers l'insolite : de la fumée parle en s'échappant de la cheminée ou un hérisson passe à vélo. Mais dans le flux de la lecture, pour peu que l'on ose se laisser entraîner, on voit se composer un monde avec différentes strates de narration qui tient l'attention en haleine, « romantisant » le monde, pour employer un terme du poète Novalis, rendant sensible la part de merveilleux dans une réalité qui, à première vue, en manque. Écrit en 1951, Brand's Haide (un nom de lieu fictif, littéralement « la lande de Brand », évoquant ces étendues où Schmidt lui-même a aimé vivre) est une charge contre l'Allemagne de l'Ouest de l'après-guerre, le leurre de la dénazification, l'emprise papelarde de l'Église, la corruption, les privations, le sort fait aux réfugiés.

On n'est pas dans le ton larmoyant ou au contraire docte et prudent de ce que l'on a appelé la « littérature des ruines », première prise ou reprise de plume, à chaud, des écrivains de l'après-guerre, mais dans un abordage irrévérencieux du monde après la catastrophe. L'histoire est celle d'un prisonnier libéré qui, en 1946, s'installe dans cette lande du Nord pour écrire une biographie de l'écrivain Friedrich de La Motte-Fouqué. Comme par écho, ce travail résonne jusqu'à la maison voisine, en pleine forêt, où habitent deux femmes. Le narrateur, qui s'appelle Schmidt comme l'auteur (lui-même un passionné de La Motte-Fouqué), tombe amoureux de l'une d'elles, qui choisira de se marier avec un homme fortuné pour échapper à la misère. Pas de happy end : Schmidt n'écrit pas pour endormir les consciences.

Ce que confirme le « roman historique de l'an de grâce 1954 », sous-titre de son Cœur de pierre, publié en 1956. Partant de l'histoire d'un collectionneur bibliophile, cynique, malicieux et un peu méchant, le roman se termine par la constitution d'un ménage à quatre, dans une sorte de détournement des « affinités électives » de Goethe. Entre les deux, c'est toute la mesquinerie des deux Allemagnes qui est passée au crible de l'invective jouissive d'un auteur alors en butte à des procès pour blasphème et pornographie.

Brand's Haide, d'Arno SchmidtPierre Deshusses, traduit de l'allemand par Claude Riehl, Tristram, Auch, 2017, 186 pages, 19 euros.

(1) Traduit de l'allemand par Claude Riehl. Tristram, 2017, 300 pages, 11,40 euros.

À quoi sert un casque bleu ?

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Journaliste française ayant travaillé pour sept missions de l'Organisation des Nations unies (ONU), Célhia de Lavarène dénonce l'inefficacité de l'institution et, pis, qualifie de nuisibles certaines de ses opérations (1). Ainsi, en 1992-1993, au Cambodge, où l'ONU devait organiser les élections, elle observe un recrutement incohérent de personnels, des passe-droit, des « discussions stériles » et beaucoup de temps perdu, au point qu'elle écrit : « Je suis payée — et bien payée — pour ne rien faire et la boucler. » Elle souligne également la différence entre les fonctionnaires permanents de l'ONU, dotés de l'immunité diplomatique, et les employés temporaires, plus précaires. Au fil des missions, elle est témoin de l'attitude négligente ou condescendante de certains d'entre eux. En Bosnie, en 2000-2001, il va même s'agir d'abus sexuels et de tortures sur des jeunes filles mineures perpétrés par des « Civpol », c'est-à-dire des agents de l'ONU chargés de la police civile. Si ces faits sont malheureusement bien réels, on espère que cet essai pourra contribuer à un sursaut salutaire. Il manque en revanche une réflexion politique sur les enjeux des missions auxquelles l'auteure a participé, et l'ensemble demeure très anecdotique et trop centré sur sa personne.

L'ouvrage sur le Conseil de sécurité de l'ONU, publié par Jared Genser, juriste et militant humanitaire, et Bruno Stagno Ugarte, diplomate et agent de l'ONU, est de facture plus classique et s'apparente à un manuel pédagogique (2). Il examine en particulier comment le Conseil de sécurité a pu — ou n'a pas pu — débloquer les situations de crise ou de conflit en Bosnie, au Soudan, en République démocratique du Congo, au Rwanda... Le général canadien Roméo Dallaire, qui commandait la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar) pendant le génocide, en 1994, rappelle par exemple qu'il avait en vain tenté d'alerter la « communauté internationale » sur les massacres qui s'y commettaient. Il établit un parallèle entre l'échec de l'ONU au Rwanda et l'impuissance de la Société des nations à empêcher l'invasion de l'Éthiopie en 1935. Les casques bleus étaient bien présents sur place au Rwanda, mais, malgré les alertes de Dallaire, aucun ordre ne leur a été donné d'agir pour protéger les populations. En Bosnie, au début des années 1990, confronté à la guerre civile qui déchirait l'ex-Yougoslavie, le Conseil de sécurité s'est attaché à rester neutre, et n'a adopté qu'en 1992 une résolution imposant des sanctions aux voisins de la Bosnie qui perpétraient des massacres. Mais ce n'est pas l'ONU qui parvint à imposer la paix.

En revanche, au Timor oriental, à la fin des années 1990, le secrétaire général Kofi Annan a joué un rôle moteur pour prévenir un bain de sang. L'ONU a adopté en 1999 la résolution 1264, qui autorisait, sous le chapitre VII de sa Charte, l'établissement d'une Force internationale pour le Timor oriental (Interfet) afin de restaurer la paix et la sécurité et de faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire. Ce mandat est l'un des plus puissants jamais donnés par l'ONU. L'Interfet, menée par l'Australie et composée de quatre mille hommes, dont la moitié issus de ce pays, a favorisé les négociations multilatérales qui ont abouti à l'indépendance du Timor-Leste.

Les missions des casques bleus peuvent donc être efficaces si elles sont dotées d'un mandat fort, c'est-à-dire lancées au nom du chapitre VII de la Charte, qui prévoit de leur donner le pouvoir d'imposer la paix, au besoin par la force. Pourquoi ne pas doter de ce mandat la plupart de leurs missions ?

(1) Célhia de Lavarène, Les étoiles avaient déserté le ciel. Dans l'enfer des missions de l'ONU, Balland, Paris, 2016, 200 pages, 22 euros.

(2) Jared Genser et Bruno Stagno Ugarte (sous la dir. de), The United Nations Security Council in the Age of Human Rights, Cambridge University Press, 2014, 544 pages, 24,99 livres sterling.

Delhi l'obscure

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Un sociopathe, un orphelin et une jeune femme dépressive se croisent dans la ville sombre et violente de New Delhi. Le journaliste Raj Kamal Jha livre un portrait au vitriol de la capitale indienne dans Elle lui bâtira une ville (1), fiction aux nombreuses références littéraires et cinématographiques où le fantastique prend souvent le pas sur le drame. Delhi est un cauchemar pour ses habitants. La classe aisée est décrite à l'image de la ville : cynique, égoïste et sans avenir. L'un des trois héros de Jha, Homme, en est le plus fidèle représentant. Psychopathe rêveur, confiné dans sa résidence de cols blancs, l'Apartment Complex, qui domine le monde, il rappelle le terrible Patrick Bateman de Bret Easton Ellis (American Psycho). Ses soudains accès de générosité envers les représentants moins bien lotis du genre humain ne font qu'accentuer sa dérangeante noirceur. À travers lui, l'auteur évoque les conditions de vie de la très vaste majorité des habitants, tapis dans l'obscurité, acculés par la pauvreté, la saleté, la corruption et la maladie.

Moins choquants, les deux autres protagonistes, Orphelin et Femme, sont, eux, enrobés de mystère, d'affection et d'amour, et laissent imaginer une possible rédemption pour cette ville qui semble transformer, littéralement, les humains en cafards. Les personnages secondaires, eux, ont droit à un nom, et leurs histoires viennent s'imbriquer dans la narration comme les quartiers pauvres et leurs habitants, sans lesquels la capitale ne pourrait pas survivre, s'imbriquent dans les « blocs » de Delhi. Ce sont ces citoyens de seconde classe, une nurse, une ouvreuse de cinéma, qui font battre le cœur de la cité. Soumis aux dangers d'une ville asphyxiante, au propre comme au figuré, ce sont eux qui permettent au lecteur de percevoir les envies, les rêves et la réalité de millions d'Indiens.

À l'inverse, le volumineux Delhi Capitale (2), malgré ses six cents pages, ne laisse pas vraiment d'espace à l'émotion ou à la couleur. Pas de promenades dans les dédales de Mehrauli ou de Chandni Chowk, ni de longues descriptions des farm houses de Saket. Peut-être le titre français aurait-il dû être « Delhi, capital », plus proche de l'original, Capital : The Eruption of Delhi. « Contempler Delhi aujourd'hui, c'est être confronté aux symptômes du XXIe siècle globalisé dans leur forme la plus spectaculaire et la plus avancée », affirme l'écrivain Rana Dasgupta, qui, dans ce très riche essai, a endossé le costume de journaliste. Il interviewe ceux du haut de l'échelle sociale, délaissant délibérément les classes modestes, dont seule une représentante est mentionnée. « J'ai mon réseau, donc je suis » : Delhi Capitale fait entrer le lecteur dans l'intimité de cette Inde mondialisée dont il rappelle avec érudition les mutations historiques.

Pour les curieux désireux de mieux comprendre comment les époques ont imprégné et disloqué la ville, on ne peut que recommander un détour par le blog The Delhi Walla, tenu par le journaliste Mayank Austen Soofi, ou de parcourir à pied la vieille capitale, et notamment son passé « britannique », avec La Cité des djinns, de William Dalrymple (3).

(1) Raj Kamal Jha, Elle lui bâtira une ville, traduit de l'anglais (Inde) par Éric Auzoux, Actes Sud, Arles, 2016, 416 pages, 23,50 euros.

(2) Rana Dasgupta, Delhi Capitale, Buchet-Chastel, Paris, 2016, 592 pages, 25 euros.

(3) Thedelhiwalla.com ; William Dalrymple, La Cité des djinns. Une année à Delhi, Libretto, Paris, 2015 (1re éd. : 2006), 464 pages, 11,80 euros.

Mécanique de la dictature

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Leonardo Sciascia (1921-1989) croyait aux vertus du petit. Il aimait les menues chroniques (chronachette), les récits brefs et enlevés, les minces anecdotes. Il coulait son génie dans des formes mineures — contes voltairiens, romans policiers, commentaires en marge des livres des autres — et logeait volontiers ses histoires dans d'étroites limites géographiques, celles de sa Sicile natale, de son canton, voire de son village. Non par provincialisme, mais parce qu'il pensait que la partie contient le tout, le microcosme le macrocosme, et qu'un fait divers, une histoire simple, peut permettre de rendre intelligible, saisissable, un réel passablement opaque.

Chez Sciascia, la réflexion sur la politique, l'histoire, la métaphysique même, n'est jamais absente. Mais elle repose souvent sur une tête d'épingle, sur un petit noyau dur et concret. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'il ait commencé sa carrière littéraire par un court recueil de fables, une salve de trente miniatures animalières, longues de quelques lignes chacune, poétiques, mais sans apprêts. Ces Fables de la dictature (1), publiées en 1950, n'ont pas les joliesses de La Fontaine : quintessenciées, sobres comme l'antique, elles rappellent plutôt Ésope ou Phèdre. Mais c'est surtout George Orwell que le fabuliste Sciascia continue. En citant l'écrivain britannique en exergue de son livre, il indique d'emblée comment il conçoit ses Fables : comme une sorte de supplément à La Ferme des animaux.

Pas d'idylle, donc, dans ces Fables, mais un monde de prédation et de domination, de duplicité et de terreur — éclairé par une ironie amère. Quelques années seulement après la chute de Benito Mussolini, chacun pouvait y reconnaître l'Italie fasciste, dans laquelle avait grandi Sciascia, né peu avant la marche sur Rome et enrôlé, enfant, dans le mouvement de jeunesse Balilla. Comme le notait Pier Paolo Pasolini, il était aisé de reconnaître, dans telle figure des Fables, des responsables politiques, « [Galeazzo] Ciano ou [Achille] Starace ». Et d'identifier, sous tel ou tel animal, le hiérarque, l'homme de main sadique, le condamné à mort… Mais Pasolini avait aussi compris que ces Fables, qui semblaient « venir après coup », ne relevaient pas seulement de l'esprit de l'escalier, du coup d'œil rétrospectif sur un temps révolu. Épurées, réduites à l'essentiel, débarrassées de leur humus historique, elles gagnent une « éternité » et une « actualité ». En effet, elles proposent moins un tableau de l'époque fasciste qu'une première variation sur un thème intemporel : le pouvoir. Pouvoir écrasant de l'Église, pouvoir occulte de la Mafia, collusion et corruption des grands partis au pouvoir : d'un livre à l'autre, Sciascia ne cessera d'y revenir, avec une fascination inquiète. L'air de rien, les Fables de la dictature inaugurent cet arpentage du pouvoir, en montrant sa violence, ses faux-semblants, les multiples pathologies qu'il engendre et dont il se nourrit.

Ce n'est pas seulement la brutalité des puissants que Sciascia met en scène. Il croque aussi les dominés, et leur complaisance vis-à-vis des dominants. Dans la suite de son œuvre, il mettra au centre de ses livres d'inoubliables figures de résistants — comme l'hérétique Diego La Matina dans Mort de l'inquisiteur, l'inspecteur Rogas dans Le Contexte, ou l'évêque Angelo Ficarra dans Du côté des infidèles (2). Mais, dans les Fables de la dictature, la résistance n'a guère de place ; Sciascia donne plutôt à voir l'accommodement, la résignation, le conformisme, et toutes les petites collaborations qui consolident l'oppression. Ce consentement au pouvoir, il l'avait vu à l'œuvre sous Mussolini, où les gens semblaient vivre dans le fascisme « comme dans leur propre peau ». Il le pressentait encore à la fin des années 1970, confiant à la journaliste Marcelle Padovani : « Je crois qu'encore aujourd'hui une bonne partie des Italiens vivrait dans le fascisme comme dans sa peau (3).  »

Ce sombre diagnostic fut dressé, « aux temps de corruption (4)  », par un romancier réputé pessimiste. Chacun jugera s'il conserve, déployé par ces Fables, quelque actualité…

(1) Leonardo Sciascia, Fables de la dictature (édition bilingue ; 1re éd. : 1950), traduction de Jean-Noël Schifano, postface de Pier Paolo Pasolini, Ypsilon Éditeur, Paris, 2017, 80 pages, 15 euros.

(2) Les éditions Fayard ont publié ses œuvres complètes.

(3) Leonardo Sciascia, La Sicile comme métaphore. Conversations en italien avec Marcelle Padovani, Stock, Paris, 1979.

(4) « Leonardo Sciascia : le romancier aux temps de corruption », L'Atelier du roman, no 88, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, décembre 2016, 187 pages, 20 euros.

À l'intersection des dominations

Sat, 06/05/2017 - 00:00

Faisant le point sur les recherches théoriques et empiriques les plus avancées à travers vingt-trois contributions, l'ouvrage dirigé par Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (1) constitue une précieuse référence sur la problématique complexe des liens entre genre, classe et race autour de la question du travail. S'appuyant sur ces trois registres dans deux pays aussi éloignés que le Brésil et la France, et démontant les mécanismes de la construction sociale des inégalités au-delà des différences historiques, cet essai révèle des constantes dans la fabrication des discriminations. Les auteurs fourbissent leurs concepts à travers le dédale de leurs causes enchevêtrées. Ainsi, Danièle Kergoat insiste sur la dynamique constitutive des rapports sociaux de pouvoir et de domination dans une conception matérialiste des oppressions. Elle avance alors le concept de « consubstantialité » : « La classe tout à la fois crée et divise le genre et la race », écrit-elle ; ou, dit autrement : « Le genre crée et divise la classe et la race », et « la race crée et divise le genre et la classe ». Ainsi, le fait d'être une femme joue un rôle déterminant dans sa place au sein du système de production — les femmes sont majoritaires dans les tâches de domesticité, par exemple. De son côté, Antonio Sérgio Alfredo Guimarães s'attache plus particulièrement au croisement qui s'opère entre ces catégories d'oppression et à l'analyse de leur vécu, soit l'« intersectionnalité » : il s'agit de « penser ensemble les formes de subordination, de discrimination, d'exploitation et d'exercice du pouvoir afin de voir comment elles s'articulent dans la pratique sociale ».

La mise en chiffres rend flagrante l'ampleur des discriminations, même si Margaret Maruani et Monique Meron démontrent que les statistiques peuvent relayer l'idéologie dominante. Rachel Silvera décrit la situation en France : selon la moyenne nationale, les femmes gagnent 27 % de moins que les hommes, tous emplois confondus. Au Brésil, malgré leur niveau scolaire plus élevé, elles souffrent d'un taux de chômage supérieur à celui des hommes et perçoivent toujours moins qu'eux, selon les travaux d'Ana Carolina Cordilha et Gabriela Freitas da Cruz : 28 % de moins dans le secteur formel et 33 % dans le secteur informel.

Du côté du travail domestique, pas de réelle transformation : il reste majoritairement le lot des femmes. Pour le Brésil, société capitaliste patriarcale au passé esclavagiste, Laís Abramo et María Elena Valenzuela montrent que l'insertion des femmes sur le marché du travail s'est accrue sans que la responsabilité des tâches domestiques ait été renégociée. Cela n'est pas très éloigné de ce qui se passe en France, où, selon Monique Meron, les femmes en effectuent près des deux tiers. Très féminisée et emblématique, la prise en charge des personnes dépendantes, le care (soin), comme on l'appelle souvent, fait l'objet de plusieurs contributions. Marc Bessin pose la nécessité de la « politiser », de la sortir de la sphère du privé, tandis qu'Helena Hirata retrouve le lien direct entre genre, classe et race en analysant les migrations : en région parisienne, 90 % des travailleurs du care sont des immigrés ou issus d'immigrés en provenance des pays du Sud.

Les Femmes dans le monde académique (2) rassemble une sélection de contributions au colloque transdisciplinaire du même nom qui s'est tenu à Paris en 2015, et dont l'objectif était de mettre les instances et personnels universitaires face à l'importance des inégalités de carrière dans ces milieux. Un objectif qui n'a rien d'évident dans un monde « où la croyance dans la neutralité et l'objectivité des critères de l'excellence censés fonder les carrières est particulièrement vivace », comme le note Catherine Marry. On y voit les multiples facettes et naturalisations des discriminations de genre. Une mine de renseignements.

(1) Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (sous la dir. de), Genre, race, classe. Travailler en France et au Brésil, L'Harmattan, Paris, 2016, 360 pages, 37 euros.

(2) Rebecca Rogers et Pascale Molinier (sous la dir. de), Les Femmes dans le monde académique. Perspectives comparatives, Presses universitaires de Rennes, 2016, 228 pages, 18 euros.

Pages