À l'automne 1966, Pierre Vallières et Charles Gagnon, deux militants du Front de libération du Québec, se rendent à New York afin de développer leurs liens avec le réseau des Black Panthers. Pour avoir entamé une grève de la faim au siège des Nations unies, ils sont arrêtés et incarcérés, dans une prison essentiellement peuplée de Noirs. Depuis sa cellule, Pierre Vallières écrit « Nègres blancs d'Amérique », dans lequel il compare Canadiens français en lutte pour leur indépendance et Afro-Américains en quête de droits civiques.
Être un nègre, ce n'est pas être un homme en Amérique, mais être l'esclave de quelqu'un. Pour le riche Blanc de l'Amérique yankee, le nègre est un sous-homme. Même les pauvres Blancs considèrent le nègre comme inférieur à eux. Ils disent : « travailler dur comme un nègre », « sentir mauvais comme un nègre », « être dangereux comme un nègre », « être ignorant comme un nègre »… Très souvent, ils ne se doutent même pas qu'ils sont, eux aussi, des nègres, des esclaves, des nègres blancs. Le racisme blanc leur cache la réalité, en leur donnant l'occasion de mépriser un inférieur, de l'écraser mentalement, ou de le prendre en pitié. Mais les pauvres Blancs qui méprisent ainsi le Noir sont doublement nègres, car ils sont victimes d'une aliénation de plus, le racisme, qui, loin de les libérer, les emprisonne dans un filet de haines ou les paralyse dans la peur d'avoir un jour à affronter le Noir dans une guerre civile.
Au Québec, les Canadiens français ne connaissent pas ce racisme irrationnel, qui a causé tant de tort aux travailleurs blancs et aux travailleurs noirs des États-Unis. Ils n'ont aucun mérite à cela, puisqu'il n'y a pas, au Québec, de problème noir. La lutte de libération entreprise par les Noirs américains n'en suscite pas moins un intérêt croissant parmi la population canadienne française, car les travailleurs du Québec ont conscience de leur condition de nègres, d'exploités, de citoyens de seconde classe. Ne sont-ils pas, depuis l'établissement de la Nouvelle France, au XVIe siècle, les valets des impérialistes, les « nègres blancs d'Amérique » ? N'ont-ils pas, tout comme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d'œuvre bon marché dans le Nouveau Monde ?
Ce qui les différencie : uniquement la couleur de la peau et le continent d'origine. Après trois siècles, leur condition est demeurée la même. Ils constituent toujours un réservoir de main-d'œuvre à bon marché que les détenteurs de capitaux ont toute liberté de faire travailler ou de réduire au chômage, au gré de leurs intérêts financiers, qu'ils ont toute liberté de mal payer, de maltraiter et de fouler aux pieds, qu'ils ont toute liberté, selon la loi, de faire matraquer par la police et emprisonner par les juges « dans l'intérêt public », quand leurs profits semblent en danger.
Pierre Vallières, Nègres blancs d'Amérique, Parti pris, Montréal, 1968.
Adoptée en 1992 par l'Assemblée générale des Nations unies, la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques et ses neuf articles fixent le cadre international de la protection des minorités.
Article premierLes États protègent l'existence et l'identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique des minorités, sur leurs territoires respectifs, et favorisent l'instauration des conditions propres à promouvoir cette identité.
(...)
Article 2Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d'utiliser leur propre langue, en privé en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque. Les personnes appartenant à des minorités ont le droit de participer pleinement à la vie culturelle, religieuse, sociale, économique et publique.
(…)
Les personnes appartenant à des minorités ont le droit d'établir et de maintenir, sans aucune discrimination, des contacts libres et pacifiques avec d'autres membres de leur groupe et avec des personnes appartenant à d'autres minorités, ainsi que des contacts au-delà des frontières avec des citoyens d'autres États auxquels elles sont liées par leur origine nationale ou ethnique ou par leur appartenance religieuse ou linguistique.
Article 4(…)
Les États prennent des mesures pour créer des conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités d'exprimer leurs propres particularités et de développer leur culture, leur langue, leurs traditions et leurs coutumes, sauf dans le cas de pratiques spécifiques qui constituent une infraction à la législation nationale et sont contraires aux normes internationales.
Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 47/135 du 8 décembre 1992.
Les dirigeants saoudiens ne pardonnent pas au président américain Barack Obama d'avoir négocié avec l'Iran. En arrière-plan, c'est la crainte d'une remise en cause du rôle dévolu par les Etats-Unis à l'Arabie saoudite qui fonde cette défiance.
Mercredi 20 avril 2016. Quand il atterrit à Riyad pour sa quatrième visite officielle en Arabie saoudite depuis son élection en 2008, le président Barack Obama prend, sans grande surprise, la mesure de la mauvaise humeur de ses hôtes. Le roi Salman ne s'est pas déplacé pour l'accueillir et c'est le gouverneur de la capitale saoudienne qui le remplace sur le tarmac de l'aéroport, ce qui, sur le plan du protocole, constitue tout de même un camouflet.
De son côté, la télévision locale ignore l'événement alors qu'elle a pour habitude de diffuser en direct ce type d'arrivée. Le message est clair. Les Saoudiens veulent montrer à M. Obama qu'ils sont fâchés et qu'ils considèrent qu'il appartient d'ores et déjà au passé, à moins de sept mois de l'élection présidentielle. Déjà, en mai 2015, lors d'un sommet organisé à Camp David entre les Etats-Unis et les six membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le souverain saoudien avait annulé son déplacement, se faisant représenter par le prince héritier Mohammed Ben Nayef et le ministre de la défense, le vice-prince héritier Mohammed Ben Salman — qui est aussi le fils du roi.
Les raisons de l'ire saoudienne sont connues depuis longtemps. Pour la monarchie wahhabite, l'administration Obama a joué avec le feu en se rapprochant de l'Iran. La signature d'un accord sur le nucléaire iranien à Vienne, le 14 juillet 2015, et la perspective de la levée des sanctions contre la République islamique ont provoqué une onde de choc dans le Golfe, où l'on vit dans la hantise d'être abandonnés par les Etats-Unis ou, du moins, de ne plus être considérés comme des partenaires privilégiés. Un tel scénario de recentrage qui ferait la part belle à l'Iran et dont M. Obama serait l'architecte « inconséquent », pour reprendre certains journaux du Golfe, est fréquemment évoqué à Riyad ou Abou Dhabi, les deux capitales les plus en pointe dans la dénonciation de la « menace perse ».
Pour le roi Salman, comme pour son prédécesseur Abdallah (2005-2015), le président américain porte la responsabilité du regain d'activisme iranien dans la région, faute d'une fermeté suffisante de la part de la Maison Blanche. Cette défiance à l'égard de M. Obama pousse donc les dirigeants du Golfe à signifier qu'ils n'ont plus d'autre option que d'attendre le départ de celui que certains d'entre eux appellent, selon le journaliste arabe Abdelbari Atwa, « al-'abid », autrement dit l'esclave…
Nul ne sait si les Etats-Unis ne seront pas un jour tentés d'abandonner les monarchies à leur sortLe refus américain d'intervenir militairement contre M. Bachar Al-Assad à l'automne 2013 — et cela, entre autres, pour ne pas mettre en péril les négociations avec l'Iran — ainsi que le « lâchage » par Washington de M. Hosni Moubarak en 2011 font partie des griefs des dirigeants saoudiens. L'ancien président égyptien était vu comme un allié indéfectible des pays du Golfe. De plus, rois et émirs de la région ont interprété la décision de Washington de ne pas faire obstacle aux revendications de la place Tahrir comme une décision susceptible de se renouveler à leur détriment. Selon eux, après avoir abandonné à son sort le chah d'Iran en 1979 et M. Moubarak en 2011, on ne peut jurer que les Etats-Unis ne seront pas tentés un jour d'abandonner les monarchies à leur sort. Un scénario certes peu probable, quand on sait l'importance stratégique de la péninsule arabique, laquelle détient les deux tiers des réserves mondiales de pétrole, mais qui fait partie des pires cauchemars récurrents des dirigeants du CCG.
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que les Etats-Unis sont suspectés d'oublier le fameux pacte stratégique « pétrole contre sécurité » conclu en 1945 entre le roi Abdelaziz Ibn Saoud et le président Franklin D. Roosevelt. En mai 1975, quelques semaines après l'assassinat du roi Fayçal, Le Monde diplomatique se faisait l'écho d'une crainte comparable à celle qui existe aujourd'hui et relevait alors « l'inquiétude réelle de certains membres de la famille royale [saoudienne] au sujet des véritables intentions de Washington dans la région et du rôle dévolu à l'Arabie dans cette stratégie ». (1) Et de citer un responsable saoudien pour qui l'Arabie n'était plus alors reconnue par Washington « comme une puissance du Golfe » tandis que l'Iran du chah était « consacré comme puissance impérialiste avec la complicité des Arabes irakiens ».
A l'époque, un rapprochement diplomatique entre Bagdad et Téhéran et la volonté autoproclamée du chah d'Iran de faire jouer à son pays le rôle de « gendarme du Golfe et du Proche-Orient » avaient semé un vent de panique dans la péninsule. Quarante ans plus tard, les acteurs ne sont plus les mêmes, une république islamique a chassé un Etat impérial, le régime de Saddam Hussein est tombé, mais le discours est le même : les Saoudiens accusent Washington de leur préférer un Iran qui peut compter sur son allié irakien. En 1975, Riyad menaçait alors de… rejoindre le camp de l'Union soviétique ; mais, cette fois, le royaume wahhabite entend montrer qu'il est capable de prendre son destin en mains. C'est à l'aune de cet objectif qu'il faut lire l'intervention militaire saoudienne à Bahreïn au printemps 2011 et la guerre déclenchée en mars 2015 contre les houthistes au Yémen.
De son côté, le président Obama n'a pas cherché à ménager ses alliés. Certes, les Etats-Unis ont soutenu sur le plan logistique l'intervention militaire saoudienne au Yémen, en livrant notamment des photographies d'objectifs à bombarder. De même, le président américain n'a de cesse de rappeler que son pays sera « extrêmement vigilant à l'égard de l'Iran » et qu'il n'est pas question d'abandonner des alliés aussi anciens que précieux que sont l'Arabie saoudite ou ses voisins du CCG. Mais, dans le même temps, M. Obama a paru se contenter d'un service minimum en matière de déclarations de soutien aux monarchies. Surtout, comme le note Simon Hendersen, chercheur au Washington Institute for Near East Policy, le locataire de la Maison Blanche n'a pas manqué de reprocher aux Saoudiens, lors d'entretiens bilatéraux parfois tendus, voire houleux, le fait qu'ils désignent l'Iran comme l'ennemi principal à circonscrire alors que les Etats-Unis ont pour principale priorité la lutte contre l'Organisation de l'Etat islamique (OEI).
« L'Arabie saoudite est convaincue que parlementer avec l'Iran représente une perte de temps »Dans un entretien-fleuve publié par la revue The Atlantic, le président Obama a enfoncé le clou à ce sujet en relevant que, contrairement à ce que pensent les dirigeants du Golfe, l'Iran « n'est pas la source de tous les problèmes » dans la région. Une région que Riyad devait apprendre à « partager » avec Téhéran. Plus important encore, il a aussi dénoncé, sans les nommer directement, les pays qui « cherchent à exploiter la puissance américaine pour leurs propres visées étroites et sectaires ». Une accusation directe à l'encontre des Saoudiens, qui ne cessent de réclamer que l'Amérique « fracasse la tête du serpent » iranien comme l'avait dit en 2008 le roi Abdallah à un diplomate américain. Il va sans dire que cette « doctrine Obama » n'a guère plu dans le Golfe. Une partie de la presse saoudienne a fait l'impasse sur l'article de The Atlantic quand, dans d'autres publications, les relais du régime ont critiqué avec virulence « l'aventurisme et la naïveté » du président américain.
Il est encore trop tôt pour savoir si l'inclinaison voulue par ce dernier fera date ou si son successeur se dépêchera de revenir à la situation antérieure. Mais une chose est certaine : l'establishment américain commence à se lasser des sautes d'humeur saoudiennes. Certains diplomates du département d'Etat aimeraient que les dirigeants du royaume comprennent enfin qu'il est de leur intérêt que l'Iran ne soit plus acculé et que toute autre solution menacerait leur stabilité. « L'Arabie saoudite est convaincue que parlementer avec l'Iran représente une perte de temps et que seule la manière forte peut contenir les ambitions iraniennes, note pour sa part Olivier Da Lage, journaliste à RFI et spécialiste de la région. Il y a d'ailleurs là une contradiction qu'il est difficile d'expliquer car les Iraniens n'ont jamais fait mystère de leurs intentions en cas d'attaque américaine ou israélienne : leurs représailles frapperont les monarchies du Golfe, et les dirigeants saoudiens en sont parfaitement conscients (2). »
Le président américain a aussi critiqué ouvertement certaines pratiques en cours dans le royaume saoudien, notamment l'usage des décapitations en place publique, ce qui a provoqué l'émoi de ses interlocuteurs, certains lui rappelant qu'en matière d'usage de la peine de mort les Etats-Unis n'avaient pas de leçon à donner. Quoi qu'il en soit, les dirigeants saoudiens sont persuadés que le président américain leur est hostile. Ils en veulent pour preuve ce projet rédigé par des élus démocrates et républicains du Congrès qui vise à faire toute la lumière sur les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington.
En incriminant l'Arabie saoudite, pays dont étaient originaires quinze des dix-neuf pirates responsables des attaques, ce texte de loi pourrait permettre aux familles de victimes de poursuivre directement le royaume. Officiellement, la Maison Blanche a déclaré qu'elle userait de son droit de veto contre ce décret s'il venait à être voté. Mais, pour l'Arabie saoudite, il n'y a pas de hasard, et les intentions du Congrès font écho à la prise de distance de M. Obama à son égard. Voilà pourquoi Riyad a déclaré que l'adoption d'un tel texte pousserait le royaume à céder une partie de ses 750 milliards de dollars en bons du Trésor américains. Une cession qui fragiliserait le dollar, mais qui pourrait pousser les Etats-Unis à se lasser d'un allié devenu trop exigeant.
(1) Pierre Péan, « Le régime évolue habilement entre des objectifs contradictoires », Le Monde diplomatique, mai 1975.
(2) « L'Arabie saoudite, un Etat à risque », Hérodote, Paris, 1er et 2e trimestres 2016.
Des partis régionalistes et autonomistes, qui contestent l'idée d'État-nation ou ne reconnaissent pas les découpages hérités de la guerre froide, ont émergé partout en Europe. Si nombre d'entre eux ne disposent que d'une audience limitée, recueillant quelques voix ou élus aux scrutins locaux, d'autres sont solidement installés dans le paysage politique (comme en Catalogne, en Flandre ou en Écosse), et leur projet de sécession n'a rien d'un rêve inaccessible.
Pénétrer dans l'Union européenne est aujourd'hui un parcours du combattant qui nécessite les services de passeurs. Il y a cinquante ans, les migrants portugais rencontraient moins de difficultés pour entrer en France que pour sortir de leur pays, qui interdisait l'émigration. Les « rabatteurs » de l'époque n'utilisaient pas des bateaux pneumatiques pour franchir la Méditerranée : ils embarquaient leurs clients dans des voitures surchargées à travers l'Espagne et les Pyrénées.
En 1964, dans la région d'Aveiro, mes « rabatteurs » cherchaient à attirer les jeunes gens. Comme on ne pouvait pas avoir de passeport, on est partis clandestinement. Le passage coûtait 12 000 escudos, auxquels on devait en ajouter 2 000. C'était une somme très importante pour l'époque et ce sont mes parents qui m'ont fait l'avance. J'étais dans un groupe d'une quarantaine de jeunes émigrants, dont trois jeunes femmes. Le voyage a duré cinq jours, et ce fut un véritable cauchemar. Sept taxis nous ont conduits à la frontière espagnole. La traversée de l'Espagne se fit dans des conditions totalement inhumaines, dans des voitures (des Citroën DS) dont on avait enlevé les sièges arrière et où ils nous ont entassés. C'est difficile à croire, mais nous étions quatorze dans une voiture, et seuls ceux qui étaient à côté du chauffeur pouvaient respirer librement. Puis on nous a entassés dans un camion à bestiaux dont nous devions sortir le moins possible. C'était horrible… On nous nourrissait seulement de pommes de terre cuites et de chocolat. Nous avons traversé les Pyrénées à pied, en file indienne, angoissés à l'idée de perdre la file. Arrivés en France, on nous a mis dans le train jusqu'à Paris, où un chauffeur de taxi nous a pris à trois et nous a amenés à Champigny.
Témoignage de José Pinho da Costa, dans Marie-Christine Volovitch-Tavares, Portugais à Champigny, le temps des baraques, Autrement, Paris, 1995.
Moins réputée que Princeton ou Harvard, l'université de l'Iowa sait néanmoins se distinguer. En 2013, elle fut la première à proposer une troisième case sur ses formulaires d'inscription : en plus des habituels « homme » et « femme », les étudiants pouvaient désormais s'identifier comme « trans ». L'établissement du Midwest a rapidement fait des émules, au point d'être supplanté par l'université de Californie. Depuis la rentrée 2015, celle-ci propose non plus trois, mais six cases à ses étudiants : homme, femme, mais aussi trans-femme, trans-homme, queer et « identité différente ».
Cette complexification du choix des identités sexuelles s'est accompagnée d'une réforme linguistique. Répondant à une demande des militants lesbiennes, gays, bisexuels et trans (LGBT), l'université de Californie s'est en effet convertie aux pronoms neutres ou « inclusifs » : afin de ne pas froisser ceux qui ne se reconnaissent pas dans les pronoms traditionnels, les professeurs sont sommés de demander à chaque étudiant par quel terme il souhaite être désigné. Outre he (« il ») et she (« elle »), les étudiants peuvent opter pour xe et ze. Quant à his (« son ») et her (« sa »), ils se déclinent désormais en hir et zir.
Depuis cette initiative pionnière, plusieurs facultés anglo-saxonnes se sont lancées dans le vocabulaire inclusif, qu'elles autorisent parfois dans les copies d'examen : l'université du Tennessee, celle de Toronto au Canada ou du Sussex au Royaume-Uni. Certaines, comme dans le Kansas ou l'Iowa, offrent même des badges aux étudiants sur lesquels ils peuvent inscrire leurs pronoms favoris, et éviter ainsi toute confusion dès le premier coup d'œil (1).
Pour une partie des militants LGBT, noirs ou féministes, les universités devraient être des « sanctuaires » où chacun peut arborer fièrement son identité minoritaire sans jamais être stigmatisé. Comme la chose n'est pas aisée dans des campus qui rassemblent plusieurs milliers, voire dizaines de milliers d'étudiants, certains militants instituent des safe spaces, des espaces sécurisés où ils peuvent se retrouver entre eux, sans crainte d'être discriminés. Inventé par les militantes féministes dans les années 1960, le concept s'est progressivement élargi à tous les groupes minoritaires.
À l'université de New York, des safe spaces ont récemment été ouverts pour les étudiants potentiellement touchés par le décret anti-immigration de M. Donald Trump. Et à l'université du Michighan, où le vote conservateur a mauvaise presse, ce sont les partisans blancs du président qui réclament des espaces réservés (2)…
(1) Lucy Clarke-Billings, « US universities are offering “pronoun badges” to choose gender », Newsweek, New York, 30 décembre 2016.
(2) Anemona Hartocollis, « On campus, Trump fans says they need “safe spaces” », The New York Times, 6 décembre 2016.
Dans la nuit du 1er au 2 janvier 1970, cinq travailleurs étrangers meurent asphyxiés dans un foyer d'Aubervilliers. Fortement médiatisée, l'affaire jette une lumière crue sur les conditions de logement des immigrés, dont peu se souciaient jusqu'alors.
Quatre travailleurs sénégalais et un Mauritanien ont été découverts morts asphyxiés hier matin dans un foyer appelé Solidarité franco-africaine, 27, rue des Postes à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Deux autres occupants, un Sénégalais et un Mauritanien, ont pu être ranimés par les pompiers. Ils ont été hospitalisés dans un état sérieux.
Les locataires africains de ce foyer, qui payent un loyer de 70 francs par mois, sont logés dans des conditions misérables puisqu'ils sont une cinquantaine à vivre dans une baraque de cinq pièces, soit une dizaine de personnes par pièce. Au rez-de-chaussée, où s'est produite la tragédie, il y avait sept locataires qui, trop démunis, n'avaient pu payer le supplément demandé pour le chauffage. Celui-ci leur avait été coupé par les gérants. Pour se chauffer pendant la nuit, les « locataires » rassemblèrent quelques bûches et des branchages et les empilèrent dans une lessiveuse au centre de la pièce. Mais quand le bois eut fini de brûler, la braise dégagea de fortes émanations d'oxyde de carbone. Bilan : cinq morts. (…) La plupart des occupants du foyer travaillent dans des entreprises de la banlieue parisienne.
Cela pose évidemment le problème de la situation sociale des travailleurs immigrés en France. Il y a, rien qu'à Paris et dans la proche banlieue, cent mille personnes qui « vivent » dans des bidonvilles, cent mille personnes qui forment comme une société « à part ».
Première image de l'année : cinq morts, dans une baraque lépreuse, aux murs humides, au toit qui prend l'eau. Premier regard : vers ces travailleurs de la rue, balayeurs, piétineurs de poubelles.
Société à part : les gérants du foyer Solidarité franco-africaine, d'après ce qu'on en sait, sont aussi des étrangers, aussi des Africains, comme les victimes. Société à part qui a ses propres mécanismes d'exploitation (l'exploitation des Noirs par les Noirs), qui a ses propres filières (l'exploitation commence dès le pays d'origine : système de caution à verser avant de « partir », canalisation des immigrés vers des « foyers » précis, etc.). C'est l'exploitation à outrance, esclavagiste.
Société à part, mais qui est en fait la caricature odieuse de notre société. Notre société de « consommation » qui veut ça, avec ses besognes inéluctables, d'ordre inférieur, qu'il faut exécuter (mais que chacun refuse, sauf « les autres », ces gens « étrangers », sans argent).
Une politique d'ensemble de l'immigration qu'il reste à entreprendre.
Combat, Paris, 4 janvier 1970. Article reproduit dans Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Publications de la Sorbonne, Paris, 2016.
Comment naît le racisme ? Pour répondre à cette question, les sociologues des années 1970 ont inventé le concept de « seuil de tolérance »...
Les ingénieurs atomistes ont leur masse critique : c'est la quantité de matière fissile qui, une fois réunie, explose spontanément en champignon atomique. Pour ne pas manier une science exacte, les sociologues qui ont étudié les prémices du racisme et ses manifestations larvées ou explosives ont défini quelque chose de semblable et peut-être de tout aussi redoutable. Ils l'ont baptisé « seuil de tolérance » : lorsque, dans une cité ouvrière, un village paysan, un quartier urbain, plus de 10 à 12 % d'étrangers s'installent pour y vivre, la cité, le village ou le quartier deviennent un baril de poudre. Il suffit d'une étincelle. Lorsque le seuil est atteint, disent les sociologues, une invective jaillit, donnant le départ à une escalade de violence.
L'Aurore, Paris, 28 août 1973.
Les Français, qui viennent d'élire leur président, ont-ils été victimes de l'« illusion groupale » dont parlait autrefois Max Dorra à propos de la télévision ? Derrière l'image « éthique » d'Ikea, il y a des exploités en Inde, mais également des camps de réfugiés. Donald Trump qui s'épanouit en chef de guerre, après avoir vertement critiqué l'interventionnisme américain… Une sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.
Championne mondiale du nucléaire, Areva peine à sortir de la tourmente. Aux inquiétudes sur l'avenir de la filière depuis l'accident de Fukushima s'ajoutent les retards des réacteurs de troisième génération en Finlande et à Flamanville. Mais, surtout, l'entreprise publique française est mise en cause pour des investissements suspects dans trois gisements d'uranium africains.
Materiel et commerce abandonnés sur le site minier de Bakouma après le départ d'ArevaC'est une fine rivière rouge sang qui traverse un empire de verdure. Cent trente-quatre kilomètres de piste oubliés de la modernité et du monde. Tracée en toute hâte il y a cinq ans par d'immenses machines, la route en latérite brûlante relie Bangassou à Bakouma, en République centrafricaine. Elle devait apporter la prospérité à tout le pays — l'un des plus pauvres du monde —, la fortune à ses travailleurs, et de l'énergie pour un siècle à la France. On lui avait promis qu'elle deviendrait l'aorte d'un Nouveau Monde, conçu en toute hâte entre l'Afrique du Sud, Toronto, Paris et les îles Vierges. Aujourd'hui dévorée par une végétation féroce et insatiable, criblée de crevasses, colonisée par les papillons et les fourmis rouges, elle ne nourrit plus que le silence — et l'un des plus grands scandales industriels du siècle naissant.
On accède à Bakouma depuis Bangui, la capitale. Après deux jours de voyage au milieu de la misère et des groupes armés, il faut encore passer quelques heures sur une motocyclette sujette aux pannes. Une chaussée toujours plus étroite, les branches, l'humidité et un soleil de plomb forcent en définitive à mettre pied à terre pour traverser les derniers fleuves, rivières et ruisseaux qui nourrissent la forêt vierge de la préfecture de Bangassou. Enfin apparaît un ensemble de cases faites de la même terre que le sol, aux toits couverts de branches sèches et aux intérieurs garnis de lits sans matelas. Un lieu sans odeur ni couleur particulière, que le soleil habite de 6 heures du matin à 6 heures du soir toute l'année ; un lieu dont l'autarcie est régulièrement rompue par un flot d'étranges pèlerins arrivant les yeux pleins de lucre et repartant toujours asséchés, repoussés par le poison doré qu'ils recherchaient. Un lieu encerclé par un minerai qui avait promis à l'Occident l'éternité et qui prend chaque jour un peu plus la forme de son ultime malédiction : l'uranium. Ces cases abritent les secrets de l'effondrement du plus grand groupe nucléaire du monde : Areva.
Huit millions de dollars versés au Trésor centrafricainEn 2007, le groupe français avait racheté l'entreprise UraMin, détentrice depuis l'année précédente des droits miniers de Bakouma (voir « De promesses en abandon »). La « découverte » (lire « Une mine connue de longue date ») d'immenses gisements d'uranium dans l'est de la Centrafrique avait suscité de tels espoirs que le général François Bozizé, qui présidait alors aux destinées du pays, exigea d'Areva la construction d'une centrale nucléaire près d'un village où n'étaient encore arrivés ni l'eau potable, ni l'électricité, ni le téléphone. Les dirigeants du groupe préférèrent montrer les plans d'écoles, de stades et d'hôpitaux qu'ils s'apprêtaient — disaient-ils — à construire dans la région pour un montant qui aurait dû atteindre le milliard d'euros.
Assorti d'importants bonus financiers, l'accord signé le 10 août 2008 permit le décaissage un mois plus tard de 8 millions de dollars versés au Trésor centrafricain, en provenance des fonds spéciaux de l'entreprise française. Les voitures, avions et engins de construction géants envahirent peu après une capitale habituée au rythme précautionneux et engourdi des trafiquants de diamants. Un peu plus de cent employés furent recrutés à travers le pays, l'université de Bangui fut mobilisée pour former des géologues et des topographes. Le « général » lui-même se rendit en mars 2011 dans le petit village de Bakouma pour annoncer l'arrivée des temps glorieux.
L'étrange rêve qu'avait fait naître Areva a rapidement pris l'allure d'un des cauchemars habituels de la mondialisation. À Bakouma, les premiers salaires frôlaient à peine les 70 euros par mois, pour des journées de treize heures, sept jours par semaine, « sans pause déjeuner », précise M. Sylvain Ngueké, un ancien foreur : « Nous n'avions droit qu'à un jour de repos toutes les deux semaines, passé sur le site minier lui-même, sous une chaleur intense et soumis à ces rayonnements radioactifs permanents. » Le cadre centrafricain le mieux rémunéré, le directeur adjoint du site, touchait « 700 000 francs CFA [environ 1 050 euros] par mois », indique un autre ancien membre du personnel, qui lutte depuis trois ans à Bangui pour obtenir des indemnités de licenciement.
Huit ans et une guerre civile plus tard, M. Bozizé est parti en exil, le gisement de Bakouma a été abandonné, l'espérance de vie ne dépasse toujours pas 50 ans dans le pays et le produit intérieur brut par habitant, 350 dollars. Les routes, les hôpitaux et les écoles promis n'ont jamais été construits. Le ventre gonflé, des dizaines d'enfants souffrant de malnutrition sévère hantent les cases en terre cuite d'un village qui n'avait jamais connu la faim et qui vient de perdre son dernier médecin. L'électricité, l'eau potable et le réseau téléphonique, qui y avaient brièvement fait leur apparition, ont complètement disparu.
Juan BrancoLe basculement est intervenu en 2012, à la veille de l'élection présidentielle française. Comme tous les premiers dimanches du mois, après avoir pris une avionnette pour parcourir les huit cents kilomètres qui séparent Bakouma de la capitale du pays, M. Gianfranco Tantardini, dit « le géant », se rend à la messe de la paroisse. Ancien officier de marine italien naturalisé français, ce colosse au crâne rasé d'une cinquantaine d'années, qui fume cigarette sur cigarette, a commandé entre 2002 et 2004 un sous-marin nucléaire d'attaque. Il entre dans l'église financée par l'Opus Dei espagnol, s'installe sur une banquette en bois sans dossier, entouré de ses ouvriers et de leurs familles, et suit pieusement la cérémonie.
La maire de Bakouma, Mme Eugénie Damaris Nakité Voukoulé, se souvient parfaitement de ce grand homme munzu — blanc — qui a dirigé en 2011 et 2012 le site minier de son village. Celui-ci employait 133 personnes, dont 127 Centrafricains. Elle se souvient surtout de ce jour où, à l'issue de la messe, M. Tantardini a réuni l'ensemble des personnels du site pour leur annoncer, après un long silence, que Bakouma serait « mis en sommeil ». Peu après le rachat d'UraMin par Areva, ses représentants avaient promis aux employés cinquante ans de travail, et leur avaient fait signer des contrats qui prévoyaient augmentations et primes régulières.
« Bip, bip, bipbipbipbip… » Le compteur Geiger crépite. À travers les hautes herbes, les chemises se détrempent et la respiration devient difficile. 35, 36, 37… 40 degrés. Le camp minier de Bakouma ressemble au no man's land de Stalker, le film d'Andreï Tarkovski : un espace maudit où verdure, ruines et rouille se mêlent en un amas de moins en moins différencié. Quarante ans d'expéditions faillies et de relations françafricaines se concentrent dans cette immense cuvette radioactive où une épaisse couche de boue et de feuillages a déjà recouvert les constructions abandonnées il y a moins de quatre ans. À terre gisent des centaines de boîtes en plastique qui ont servi au stockage d'échantillons de minerai, tandis que, quelques mètres plus loin, des sacs hermétiques en aluminium jonchent le sol. Utilisés pour transporter des morceaux de minerai radioactifs, ils n'ont jamais été évacués par Areva et sont aujourd'hui tous éventrés : « Les Peuls les ont probablement confondus avec des sachets d'alimentation », nous dit un ancien foreur ayant travaillé sur place.
Juan BrancoDes opérations aussi délicates et essentielles que l'enfouissement des déchets radioactifs, la décontamination des infrastructures et la sécurisation d'un site qui pourrait se révéler fatal pour les populations environnantes n'ont jamais été menées. En violation des règles les plus élémentaires, aucun panneau d'avertissement, aucune barrière n'en interdit l'accès. Lorsqu'on s'aventure sur le principal gisement, les rayonnements sont omniprésents. Au-dessus de déchets radioactifs abandonnés tels quels au milieu des champs, entre une petite plantation de maïs et un troupeau de zébus, les doses mesurées représentent quarante fois l'irradiation naturelle de la région (1) et dix-sept fois les doses maximales autorisées en France pour les employés du nucléaire. Les infrastructures sanitaires ont été complètement démantelées avec le départ des derniers expatriés, et les fichiers médicaux des employés locaux ont disparu. Aucun suivi n'a été mis en place.
À quelques milliers de kilomètres de là, Areva, société anonyme propriété de l'État français, a annoncé en mars 2015 des pertes de 4,8 milliards d'euros et doit engager une restructuration qui impliquera la suppression de six mille emplois. L'État a dû participer à une recapitalisation de 5 milliards d'euros pour restaurer son bilan, tandis que son activité « réacteurs » doit être complètement cédée à EDF d'ici à 2017. Le scandale industriel du siècle et les sommes astronomiques qu'il charrie semblent à des années-lumière de ce petit village centrafricain. Comment comprendre qu'Areva ait dépensé plusieurs milliards d'euros pour l'achat de trois mines fantômes en Namibie (Trekkopje), en Afrique du Sud (Ryst Kuil) et en Centrafrique (Bakouma), avant de les fermer précipitamment sans en avoir tiré un gramme de minerai ? Quatre milliards d'euros de pertes sèches inscrites dans les comptes de l'entreprise publique, soit l'équivalent de vingt années de budget de l'État centrafricain…
Racheté au plus fort de la course à l'uraniumLorsque Mme Voukoulé, qui, à 70 ans passés, travaille encore quotidiennement aux champs, se voit expliquer l'affaire, elle demande à trois reprises qu'on lui répète les montants en jeu. Elle rappelle qu'elle a dû se battre pendant deux ans afin d'obtenir d'Areva 100 000 francs CFA (200 euros) pour le seul investissement qui soit resté dans le village : la rénovation de sa mairie. Les 400 000 euros de dépenses sociales et sanitaires promis, soit moins de 0,5 % de l'argent théoriquement investi dans le site et 0,01 % du coût global de l'opération, ne sont aujourd'hui visibles nulle part. « La seule activité sociale qu'organisait Areva, c'étaient les barbecues du chef du camp avec ses amis expatriés un week-end par mois », lance, amer, un villageois.
Areva présente aujourd'hui sur son site Internet les raisons de son départ de Bakouma de façon lapidaire : « En raison du faible coût de l'uranium depuis Fukushima et de l'insécurité présente dans le pays depuis plusieurs mois, Areva a annoncé en septembre 2012 la suspension de l'exploitation minière de Bakouma, en République centrafricaine. » Ce gisement a en effet été racheté au plus fort de la course à l'uranium. Les prix spot — d'achat immédiat — atteignaient alors leur plus haut niveau. Mais ils ne reflétaient pas la réalité d'un marché déterminé essentiellement par les contrats de long terme, dont les variations ont été relativement faibles pendant la période concernée. Le démantèlement du site avait d'ailleurs commencé bien avant l'accident nucléaire de Fukushima, et peu avant que l'entreprise investisse dans d'autres mines, notamment en Mongolie et dans l'immense exploitation de Cigar Lake, au Canada. « En réalité, aucun matériel d'exploitation n'a jamais été amené sur le site, confie un cadre de l'entreprise, sur place à l'époque des faits. Nous sentions dès 2009 que l'exploitation n'aurait jamais lieu. » Soit deux ans avant Fukushima…
Juan BrancoL'argument sécuritaire paraît plus faible encore, dans la mesure où la situation ne s'est dégradée sérieusement qu'un an et demi plus tard. La communication d'Areva mentionne une attaque contre le site minier en date du 24 juin 2012. Des habitants de Bakouma racontent avoir vu ce jour-là le chef du camp accompagner des rebelles jusqu'au gisement. « Il leur a dit de “piller” ce qu'ils souhaitaient et a demandé au groupe de sécurité Fox de ne pas tirer », raconte un géologue sous couvert d'anonymat. « Quand on parlait de l'attaque avec les gars d'Areva, c'était toujours avec un demi-sourire », ajoute un expatrié sous-traitant de l'entreprise en Centrafrique. Fantasmes ? Peu avant les faits, M. Tantardini avait en tout cas ordonné l'évacuation de tous les documents sensibles, ainsi que des personnels qualifiés. Car, loin des simples considérations industrielles ou énergétiques, la mine de Bakouma recouvre un scandale majeur, qui alimente la chronique politico-judiciaire française depuis maintenant trois ans : l'affaire UraMin.
Fondée en 2005 par MM. Stephen Dattels et James Mellon avec 100 000 dollars (91 000 euros) de mise de départ (2), la société UraMin investit rapidement dans trois mines, en Afrique du Sud, en Namibie et en Centrafrique, où elle prospecte intensément pour se doter d'un bilan flatteur. Valorisée à 300 000 dollars en mars 2005 et détenant 150 millions de dollars d'actifs début 2007 — dont moins de 50 millions d'actifs miniers —, UraMin est rachetée par Areva en juin 2007 pour rien de moins que 2,5 milliards de dollars (alors 1,86 milliard d'euros). Cette opération fait étrangement écho au destin qu'ont connu trois autres entreprises de M. Dattels, reprises par de grands groupes d'État pour des sommes tout aussi faramineuses avant de rapidement disparaître des comptes et des radars. Son entreprise principale, Oriel Resources PLC, dont la valorisation s'est accrue elle aussi de 60 % dans les mois ayant précédé son rachat par le groupe russe Mechel, est mentionnée dans les « Panama papers » en tant que copropriétaire d'une entité située dans un paradis fiscal.
Loin d'avoir été échaudée par l'échec d'UraMin, Areva perdra à nouveau plusieurs centaines de millions d'euros, en 2010, lors du rachat des parts de M. Dattels dans Marenica Energy, propriétaire d'une mine jamais exploitée en Namibie, puis dans le rachat par Eramet, alors filiale d'Areva, de la mine de nickel fantôme de Weda Bay, en Indonésie, pour 270 millions de dollars canadiens (198 millions d'euros). Cette dernière, officiellement « mise en sommeil », n'a jamais été exploitée.
Areva, une excroissance de l'état françaisComment expliquer une telle succession de transactions ruineuses ? Selon le Mail & Guardian (3) de Johannesburg, Areva aurait racheté UraMin à un prix largement surévalué pour qu'une partie de la transaction permette de verser plusieurs centaines de millions d'euros de commission au clan du président sud-africain d'alors, M. Thabo Mbeki. En échange, Areva espérait gagner un appel d'offres pour plusieurs centrales nucléaires et une usine d'enrichissement de l'uranium — une hypothèse reprise par d'autres sources. Un ancien ministre des mines centrafricain nourrit le même soupçon de rétrocommissions en ce qui concerne Bakouma : « Nous avons rapidement pensé qu'Areva avait utilisé UraMin comme couverture. Tout le monde savait en tout cas qu'UraMin n'était que de passage, pour servir de tête de pont à une grande entreprise nucléaire. »
Ancien inspecteur des impôts, il est devenu, après son passage au ministère, le détenteur d'un 4 x 4 avec chauffeur et de plusieurs propriétés en France, financées grâce aux « bonus » attribués par les entreprises minières. Il nous reçoit dans le seul hôtel cinq étoiles de la capitale centrafricaine, où la chambre lui coûte chaque jour l'équivalent d'une année du revenu moyen de ses concitoyens. « Ces affaires étaient traitées directement par la présidence, mais l'information circulait. Lorsque l'appel d'offres pour le gisement de Bakouma a été rendu public, Areva a fait une proposition ridicule, qui nous a forcés à accepter celle d'UraMin. Puis ils ont saisi l'occasion pour effectuer des malversations en survalorisant le permis lors du rachat d'UraMin. »
Juan BrancoAreva n'est pas n'importe quelle entreprise. Soupçonnée de corruption et de graves négligences sanitaires et environnementales dans des pays aussi divers que la Chine, l'Afrique du Sud, le Niger, l'Allemagne, la Namibie ou encore le Gabon, elle est une excroissance de l'État français, son principal actionnaire via le Commissariat à l'énergie atomique. Ses activités dans le nucléaire civil et militaire français, partiellement couvertes par le secret défense, ont fait l'objet d'une réorganisation accélérée à l'orée des années 2000, sous la direction de Mme Anne Lauvergeon, ancienne secrétaire adjointe de la présidence de la République sous François Mitterrand. Appartenant au corps le plus puissant de la République, les X-Mines, dont elle a animé le réseau d'anciens, Mme Lauvergeon manifeste un entregent politique transversal : le président Nicolas Sarkozy lui a proposé le ministère de l'enseignement supérieur en 2007, avant que M. François Hollande n'envisage de la nommer à son tour au gouvernement en 2012.
À la tête d'Areva, elle demande et obtient des marges de manœuvre exceptionnelles, qui lui permettent de court-circuiter la tutelle des autorités de contrôle de l'État et d'engager des chantiers pharaoniques qui mèneront à l'effondrement de l'entreprise. Ainsi, tant le rachat que l'abandon des gisements d'UraMin ont eu lieu sous la supervision directe du ministre de l'économie de l'époque, M. Thierry Breton, puis de l'Élysée, à travers un homme, M. Patrick Balkany, alors député et maire de Levallois. Ce dernier est intervenu en 2008 pour calmer la colère du président centrafricain : « Bozizé a senti la trahison, nous raconte un haut fonctionnaire en poste à l'époque. Il a tout de suite compris ce qui se tramait et a bloqué l'exploitation de la mine de Bakouma, menaçant de faire annuler les permis et de les remettre en jeu. » Selon une plainte de l'État centrafricain, qui a saisi le parquet centrafricain, M. Balkany a touché une commission de 5 millions d'euros pour ses services, qui ont permis de résoudre le conflit.
Pourquoi le groupe Areva a-t-il décidé de payer au moins trente fois sa valeur pour le gisement qu'il connaissait peut-être le mieux au monde, d'y investir — affirment ses services — près de 100 millions d'euros, de mobiliser le ban et l'arrière-ban de la politique française pour en assurer l'exploitation, avant de tout simplement l'abandonner aux mauvaises herbes ? L'incapacité du groupe à donner une explication claire a amené certaines personnes, dont le spécialiste minier Vincent Crouzet, l'enquêteur Marc Eichinger, WikiLeaks (4) ou encore l'intermédiaire Saïf Durbar, à affirmer que le rachat d'UraMin pourrait avoir eu pour seul but de mettre en œuvre un immense système de rétrocommissions alimentant in fine la France.
M. Durbar, qui avait été nommé vice-ministre par M. Bozizé, a été auditionné le 2 juillet 2015 par le juge Renaud Van Ruymbeke. Arrêté et condamné à trois ans de prison ferme en France pour une affaire d'escroquerie, il avait été étrangement libéré trois mois plus tard, après ce qu'il affirme être un accord avec les services de renseignement (5). Alors que son nom apparaît plusieurs centaines de fois dans les articles relatifs à l'affaire UraMin, Mme Éliane Houlette, qui dirige le parquet national financier, nous assurera lors de deux entretiens consécutifs n'avoir « jamais entendu parler de lui ». Ce même parquet qui, après des mois d'attentisme, a dû se résoudre en mars 2015 à ouvrir deux informations judiciaires pour escroquerie, corruption d'agent public étranger et abus de pouvoir, diffusion de fausses informations et présentation de comptes inexacts.
Juan BrancoAreva s'est contentée de nous transmettre un communiqué de presse dans lequel l'entreprise prétend avoir obtenu un « quitus » de la part de l'État centrafricain, alors que des documents exhumés par WikiLeaks et par notre enquête tendent à démontrer le contraire (6). Boris Heger et Étienne Huver, journalistes du collectif Slug News travaillant sur le sujet, ont fait l'objet de menaces provenant du cabinet du ministre de la défense (7). Mme Lauvergeon a poursuivi en justice son ancien directeur des mines, M. Sébastien de Montessus, après qu'un consultant spécialisé et un détective privé (8) eurent été payés par Areva pour espionner la présidente de l'entreprise.
En Centrafrique, toutes les archives relatives à UraMin et à la présence d'Areva sur le territoire ont mystérieusement disparu après que la milice Seleka eut chassé M. Bozizé du pouvoir, en mars 2013, avec l'assentiment tacite de la France. Le jour même de l'arrivée au pouvoir des milices, le directeur général des mines du pays voyait sa maison fouillée de fond en comble, puis saccagée. Avant le départ en catastrophe d'Areva, et alors qu'une mission d'enquête de l'État centrafricain était en chemin vers Bakouma, M. Tantardini aurait, selon un géologue alors sur place, rappelé à ses collaborateurs la nécessité de « bien vider leurs corbeilles », avant de reformater l'ensemble des disques durs restés sur le site minier et de mettre sous clé le serveur, puis d'évacuer par avion l'ensemble des archives du groupe. Depuis, ce personnage-clé a obtenu une belle promotion à la tête de la Société nationale maritime Corse-Méditerranée, dont il supervise le redressement judiciaire.
L'État centrafricain lui-même ne dispose plus d'une seule copie d'un document relatif à Areva, ce qui rend difficile toute poursuite locale contre le groupe français. M. Joseph Agbo, l'actuel ministre des mines, dit son « impuissance complète » sur ce dossier, qu'il a tenté de réactiver plusieurs fois sans jamais réussir à entrer en contact avec le groupe français, si ce n'est via un « notaire banguissois qui les représente ici » et qui se montre peu disert. Les travailleurs centrafricains ont bien tenté, malgré tout, de lancer une procédure judiciaire contre Areva à Bangui, qu'ils disent encore en cours. Las, le procureur de la République centrafricaine, M. Ghislain Grésenguet, dit « ne jamais en avoir entendu parler ».
Aucun protagoniste français de l'affaire n'a accepté de répondre à nos questions. Mme Lauvergeon n'a accordé que deux entretiens depuis sa mise en examen. Au Parisien, elle a affirmé que l'acquisition d'UraMin s'était faite « avec le feu vert de toutes les tutelles et de l'État », tandis que les dépréciations d'actifs auraient « scrupuleusement » respecté les normes comptables (30 mars 2016). Sur France 3 (9), elle a présenté son éviction comme une conséquence de son opposition à deux projets de M. Sarkozy : la privatisation de la branche mines au profit d'intérêts qataris et la vente d'une centrale nucléaire à la Libye de Mouammar Kadhafi. Elle assure aussi n'avoir jamais parlé du rachat d'UraMin à son mari Olivier Fric. Ce dernier, impliqué dans l'opération, est mis en examen pour délit d'initié. Il est soupçonné d'avoir spéculé sur le titre de l'entreprise à travers la société Vigici, sise à Lausanne, la veille de sa prise de contrôle par Areva. Il en aurait tiré un bénéfice de 300 000 euros.
Lors de l'arrivée d'Areva, un Sud-Africain prénommé Michael, directeur du site de Bakouma alors qu'il appartenait encore à UraMin, avait réuni les employés à l'entrée du camp pour leur annoncer, avec un mélange de fatalisme et de grandiloquence entrepreneuriale : « UraMin, c'est terminé. Nous étions un chien qui aboie mais ne mange pas. Demain viendra peut-être un chien qui aboie et qui mange… »
]]
(1) Elles atteignent les 3 micro-sieverts par heure (μSv/h), alors qu'elles ne dépassent pas autour du village 0,08 μSv/h.
(2) « Jim Mellon interview », Spear's WMS Magazine, no 13, février 2010.
(3) « French nuclear frontrunner's toxic political dealings in SA », Mail & Guardian, Johannesburg, 3 août 2012.
(4) Cf. « La nouvelle guerre sale pour l'uranium et les minerais d'Afrique », dossier de WikiLeaks, 5 février 2016, et le roman d'espionnage de Vincent Crouzet Radioactif, Belfond, Paris, 2014.
(5) « Areva, 3 milliards en fumée », « Pièces à conviction » du 10 décembre 2014, sur France 3.
(6) « Rapport d'activité sur la mine de Bakouma et Areva », WikiLeaks, 5 février 2016.
(7) « Areva & UraMin, la bombe à retardement du nucléaire français », Arte, 14 mai 2015.
(8) MM. Marc Eichinger et Mario Brero.
(9) « Areva : les secrets d'une faillite », « Pièces à conviction » du 19 octobre 2016, sur France 3.
Lire aussi les courrier des lecteurs dans nos éditions de novembre 2016 et de janvier 2017.
Marginalisées de longue date, les régions intérieures de la Tunisie continuent d'être livrées à elles-mêmes et n'ont guère tiré profit de la révolte de 2011. Une situation qui alimente colère et désenchantement, dans un contexte marqué par les incertitudes politiques et la persistance de la violence.
Augustin Le Gall. – Traces de mains laissées lors d'une performance artistique dans les rues de la médina de Tunis, 2014 Haytham Pictures« Ici, la rage n'est pas récente »… Tracé sur un mur le long d'une voie ferrée, ce graffiti de la révolution de 2011 pourrait servir de slogan à une partie de la Tunisie qui a été marginalisée depuis l'indépendance et qui l'est restée après la chute de la dictature de M. Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Il traduit aussi le caractère irrédentiste de Kasserine, ville de 80 000 habitants située dans le centre-ouest du pays.
Connue pour avoir été le bastion de grandes révoltes tribales contre les beys de Tunis (1), puis contre l'occupant français, Kasserine est le chef-lieu d'un gouvernorat — l'équivalent du département français — qui cumule tous les handicaps. En juillet 2012, le ministère du développement régional et de la planification la plaçait au dernier rang en matière d'indicateurs de développement régional, dans un panel de 24 villes (2). Le taux de chômage s'élève officiellement à 26,2 %, contre 17,6 % sur le plan national ; l'espérance de vie n'y dépasse pas 70 ans, quand la moyenne atteint 77 ans dans les grandes villes côtières (3). Seule la moitié des foyers dispose de l'eau potable, alors qu'ils sont 90 % au niveau national (4).
Dans les rues en damier d'Ezzouhour (« Les Fleurs »), le quartier le plus pauvre de la ville, parsemées de maisons inachevées hérissées de ronds à béton, les jeunes sont confrontés au chômage et à l'ennui. Les enfants traînent dehors, car il n'y a rien à faire à la sortie de l'école — une école dont les abords servent de lieu de rendez-vous aux trafiquants de drogue et aux recruteurs pour le djihad. A l'entrée de la ville, les rejets d'eaux usées d'une usine de cellulose sont soupçonnés d'être à l'origine de nombreuses malformations constatées chez les nouveaux-nés. Au cœur du quartier, les gens manquent de tout. Ils se sentent abandonnés par un Etat qui, en dépit de ses promesses, n'a lancé aucun grand projet d'infrastructure.
Le point de départ des « émeutes du pain » en 1984Pour les Kasserinois, cette marginalisation vient de loin : les trois grandes tribus de la région (les Frachiches, les Madjers et les Ouled Tlil) seraient punies pour s'être toujours montrées rétives au pouvoir de Tunis. Cette explication, M. Samir Rabhi, professeur de français et proviseur de collège, refuse de s'en satisfaire. Pour lui, il faut surtout blâmer « le choix de l'ultralibéralisme, depuis près de quarante ans ». La critique vise la politique du président Habib Bourguiba, qui, dans les années 1980, a accepté les exigences du Fonds monétaire international (FMI). Misant sur les exportations et sur le tourisme de masse, le gouvernement a investi dans les infrastructures côtières, délaissant les régions de l'intérieur. Cet alignement sur les recommandations du FMI a d'ailleurs été le point de départ des « émeutes du pain » de 1984. Parties, entre autres, de Kasserine après l'augmentation du prix des céréales, elles causèrent la mort de 143 personnes, selon les sources syndicales de l'époque. Le bilan officiel ne fait état que de 73 victimes.
Cette politique discriminatoire n'a pas été remise en cause durant les vingt-trois années de pouvoir du président Ben Ali, si bien que Kasserine n'a jamais bénéficié d'une politique publique de développement. C'est pour obtenir réparation de cet abandon que le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), soutenu par l'association Avocats sans frontières (ASF), a déposé en juin 2015 un dossier de candidature au statut de « région victime » auprès de l'Instance vérité et dignité. Cette commission gère le processus de justice transitionnelle destiné à solder le passif de plusieurs décennies de dictature. « L'approche sécuritaire est la seule chose que le pouvoir ait su concevoir, insiste M. Rabhi. Pour un jeune d'ici, l'Etat, c'est le policier qui frappe. Tout juste un mot sur la carte d'identité. Avec le temps, la région s'est donc tournée vers l'économie informelle. »
Fidèle à son histoire contestataire, Kasserine a été aux avant-postes du mouvement révolutionnaire de décembre 2010-janvier 2011. Elle a emboîté le pas au gouvernorat voisin de Sidi Bouzid, d'où sont partis les premiers soubresauts. La ville a vu tomber plus d'une cinquantaine de « martyrs », et c'est à Ezzouhour que la répression a été la plus impitoyable. Le 9 janvier 2011, des snipers aux ordres du régime, postés sur des immeubles, tiraient à vue sur les manifestants ou sur les cortèges funéraires, tandis que la police avait toute latitude pour mater la rébellion. Visage rieur sous son foulard berbère, Karima (5), coiffeuse à Ezzouhour, se souvient : « J'allais au-devant des policiers et je leur criais dessus : “Vous n'avez pas honte ? Traiter ainsi vos propres frères ! Des jeunes, des femmes !” Et puis l'un d'eux m'a tabassée, et j'ai reçu des gaz lacrymogènes alors que j'étais à terre. » Dans le local rudimentaire où la coiffeuse reçoit ses clientes, elles parlent comme pour exorciser des maux dont plus personne ne vient recueillir le récit jusqu'ici. Karima rappelle un épisode demeuré célèbre dans la Tunisie entière : « Ce fameux jour de janvier, les policiers du régime ont déversé du gaz lacrymogène dans le hammam des femmes. Alors, elles sont toutes sorties en courant, nues. Et ça les faisait rire. »
Un maquis islamiste dans la montagne voisineHichem a 38 ans. Il vit avec ses parents à l'entrée d'Ezzouhour, juste après la voie de chemin de fer près de laquelle se montent chaque jour des étals non autorisés de fruits et légumes. A quelques mètres de la maison familiale, il désigne un coin de trottoir. C'est là qu'est mort un de ses camarades de barricade, tombé sous le tir d'un sniper.
Hichem a fait des études à la faculté des sciences de Monastir. Il fait partie de ceux que l'on nomme les « diplômés chômeurs » : près des deux tiers des moins de 40 ans, selon les statistiques officielles. Il a passé des concours de la fonction publique. En attendant, il exécute de petits travaux chez les particuliers : « Ça me fait de l'argent de poche, je participe aux dépenses à la maison. »
Plus l'on s'enfonce dans la cité, plus les habitations sont délabrées. Au bout d'une voie se trouve une grande maison grise, sur deux étages. C'est là que vit la famille du jeune homme qui a donné son nom à la rue : Saber Rtibi, abattu par la police le 9 janvier 2011. Cinq ans plus tard, de non-lieux en reports, ce que l'on appelle « le procès des martyrs » n'a toujours pas trouvé d'issue, et rares sont ceux qui ont été condamnés pour avoir ouvert le feu contre des manifestants. Le dernier verdict rendu par une cour d'appel militaire, en janvier 2014, prévoit quelques peines clémentes, une majorité d'acquittements et la condamnation par contumace de l'ancien président Ben Ali, exilé en Arabie saoudite. Les Rtibi se sont vu offrir de l'argent et une rue au nom de leur fils. Ce déni de justice alimente une rancœur vivace à l'égard du pouvoir, quelle que soit sa couleur politique.
Depuis fin 2012, Kasserine est aussi devenue un symbole de peur et de violence, car elle se trouve à dix-sept kilomètres du Chaambi, un massif de l'Atlas tellien où des maquisards islamistes sévissent de part et d'autre de la frontière avec l'Algérie. Revendiquant la mise en place d'une république islamique, ils attaquent les militaires et les agents de l'Etat. Ils s'en prennent aussi aux montagnards, lorsqu'ils les considèrent comme des informateurs. Parmi leurs dernières victimes, Abdelmajid Dabbabi, un douanier qui habitait à Ezzouhour, tué dans une embuscade à Bouchebka, un bourg situé près du poste-frontière, le 23 août 2015.
Lorsqu'on arrive dans la demeure familiale, Yasmine, la veuve, hésite à ouvrir la porte. C'est Taieb, le père de la victime, qui décide de nous laisser entrer. Il veut parler. Il raconte que, cette nuit-là, son fils l'a appelé pour lui dire qu'il rentrait après avoir bouclé la ronde habituelle de sa patrouille. Comment, s'interroge la famille, pouvait-on laisser ces douaniers emprunter une route aussi dangereuse, alors que la présence des groupes armés était connue de tous ? « Abdelmajid avait pourtant prévenu sa hiérarchie, dit Yasmine. Ils ne l'ont pas pris au sérieux. A part une cérémonie d'hommage et une pension, nous n'avons rien reçu du gouvernement. Aucun journaliste ne s'est déplacé. Mes trois enfants font des cauchemars, ils posent des questions, et je n'ai aucune réponse à leur donner. » Lorsque nous repartons, elle tient à nous remettre un portrait de son mari. C'est ainsi que se clôt chaque visite à une famille de « martyr » : une photo d'identité donnée comme un gage, un appel à ne pas oublier celui dont on vient d'évoquer le souvenir.
En septembre 2015, un mois après sa nomination, M. Chedly Bouallague, le gouverneur de Kasserine, assurait : « Il n'y a plus de problème de sécurité, et le maquis a été démantelé. » Officiellement, la zone interdite est contrôlée par les militaires ; en réalité, des groupes armés y sont encore actifs. Parmi eux, la katiba (phalange) Okba Ibn Nafaa, affiliée à Al-Qaida, et le groupuscule Jund Al-Khilafah (les Soldats du califat), qui se revendique de l'Organisation de l'Etat islamique (OEI), bien que l'allégeance n'ait pas été officiellement validée par l'organisation. S'y ajoutent la persistance des trafics d'armes et la poursuite de la contrebande de produits alimentaires en provenance de l'Algérie.
Faute de moyens pour migrer vers la ville, des habitants vivent encore dans les villages à flanc de montagne. Pris au piège des affrontements quotidiens, subissant les bombardements de l'aviation et de l'artillerie, ils ont vu leurs ressources agraires et leurs moyens de subsistance détruits. Pour se rendre dans la zone, tout journaliste doit obtenir une autorisation du gouvernorat et se faire escorter par l'armée ; une obligation à laquelle nous ne nous sommes pas pliés lors de notre déplacement dans le hameau de Fej Bouhacie, à trois quarts d'heure de Kasserine. Là, les apiculteurs ont perdu la quasi-totalité de leurs ruches, et la coopérative de miel biologique montée grâce aux réseaux régionaux d'économie solidaire a été démantelée.
« La France mérite ce qui lui arrive »Mbarka vit avec sa famille au pied de ce qui fut autrefois une réserve naturelle renommée. Cette femme de 60 ans avoue sa peur et affirme qu'elle donnerait n'importe quoi pour partir, quitte à laisser derrière elle les terres de sa tribu. Isolée, sans secours, elle en est réduite à ramasser les herbes autour de sa maison et à les faire cuire afin de nourrir sa famille. Son habitation se trouve à portée de tir des premières grottes où sont retranchés les djihadistes. Le soir venu, elle entend les balles siffler lors des accrochages avec l'armée.
Comme beaucoup des habitants d'Ezzouhour quand on les interroge sur la situation dans le Chaambi, Hichem se dit en colère contre ces groupes armés qu'il accuse de casser le business des contrebandiers. « Il n'y a pas de place pour eux en Tunisie. Qu'ils viennent se battre contre nous, qu'ils descendent de la montagne, et ils verront qu'on ne veut pas d'eux ici ! »
Kaïs, la trentaine, habite lui aussi à Ezzouhour. Entre 2009 et 2015, après des études de génie électrique à Kasserine, il a connu les petits boulots non déclarés ; puis il a trouvé une place de professeur d'arabe en primaire. Même s'il enseigne dans une école rurale qui accueille des élèves déshérités, dans des conditions matérielles misérables, il aime son métier. Lui non plus n'éprouve aucune sympathie pour les maquisards : « Ils tuent des Tunisiens, et ils ne sont pas guidés par la vraie religion. Ce sont des mafieux qui occupent les montagnes avec la complicité du pouvoir pour faire de l'argent. »
S'ils dénoncent les groupes armés locaux, nos interlocuteurs changent de ton quand il s'agit d'évoquer la situation en Syrie ou les attentats commis ailleurs dans le monde par des groupes djihadistes. Attablé dans un café d'Ezzouhour au lendemain des tueries du 13 novembre à Paris, Kaïs tient un discours virulent qui tranche avec la douceur habituelle de ses propos : « La France mérite ce qui lui arrive ! C'est à cause de Charlie [Hebdo]. Si les Français n'avaient pas insulté le Prophète, ça ne serait pas arrivé. La France est intervenue en Libye, alors que ça ne la regardait pas. Quant au départ des djihadistes étrangers pour la Syrie, c'est une opération extérieure, comme lorsque la France part faire la guerre au Mali. Ces attaques sont un juste retour des choses. D'autant que plus d'enfants syriens sont morts sous les bombes occidentales que vous n'en avez perdu à Paris ! »
Kaïs soutient le djihad en Syrie et participe probablement à la logistique pour le départ de certains de ses amis. Car Ezzouhour, comme nombre de quartiers populaires du pays — même la capitale est touchée —, est un vivier de volontaires. Selon un décompte officieux, ils y seraient près de cinq mille à avoir rejoint les rangs de l'OEI ou du Front Al-Nosra (affilié à Al-Qaida). De loin le contingent de combattants étrangers le plus important.
Aux confins de la ville, sur le mur d'une maison criblé d'impacts de balle, un autre graffiti, plus récent : « Fuck USA. » Ici, la rage est loin d'être apaisée.
(1) Représentants de l'Empire ottoman qui finirent par constituer une monarchie autonome.
(2) L'indice synthétique est calculé à partir de données dans quatre domaines : « savoir », « richesse et emploi », « santé et population » et « justice et équité ».
(3) Avocats sans frontières, Tunis ; et Plan régional de développement durable (PREDD) du gouvernorat de Kasserine, données de février 2012.
(4) Avocats sans frontières.
(5) Certaines des personnes rencontrées n'ont pas souhaité donner leur nom de famille.
Cinquante ans après le massacre par l'armée indonésienne de centaines de milliers de citoyens communistes ou soupçonnés de l'être, les survivants et leurs familles luttent pour obtenir justice. A ce jour, aucun des responsables de cette campagne de terreur n'a été jugé. Et le gouvernement du président Joko Widodo, arrivé au pouvoir en octobre 2014, hésite à ouvrir de véritables enquêtes.
C'est un musée perdu dans le sud de la gigantesque mégalopole de Djakarta. En cette veille de fête nationale, le 17 août 2015, des familles se pressent devant les vitrines poussiéreuses. De vieilles photographies, quelques effets personnels et des vêtements tachés de sang : les reliques des « héros de la nation », six généraux et un lieutenant tués dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1965. « Assassinés par les communistes », affirment les panneaux explicatifs. Une histoire officielle qui ne dit mot des massacres que cette nuit sanglante a déclenchés. Car, si des doutes subsistent aujourd'hui encore sur les véritables instigateurs de ces assassinats, l'ennemi public a rapidement été désigné.
Dès le 2 octobre, le général Mohammed Suharto, prenant la tête de l'armée, accuse le Parti communiste (PKI) de tentative de coup d'Etat et appelle à l'annihilation de ses partisans. Dans les mois qui suivent, plusieurs centaines de milliers d'Indonésiens sont assassinés et plus d'un million d'autres, emprisonnés sans procès. Certains sont membres du PKI, d'autres, syndicalistes ou intellectuels ; beaucoup sont de simples citoyens soupçonnés de sympathies communistes et dénoncés par leurs collègues ou leurs voisins.
Agé de 83 ans, Kusnendar, ainsi qu'il se présente, était de ceux-là. Cinquante ans ont passé, mais le vieil homme n'éprouve aucune difficulté à dérouler le fil de ces journées qui ont bouleversé sa vie. « En 1965, je travaillais pour le ministère de l'industrie. J'étais en contact avec plusieurs syndicats de travailleurs, j'assistais parfois à leurs meetings. Mais je n'étais membre d'aucun d'eux, et je n'étais pas non plus communiste. » Il n'a jamais su qui l'avait dénoncé, ni pourquoi. Le 10 octobre, des policiers font irruption chez lui et l'emmènent sans ménagement. « De ma cellule au commissariat, j'ai été transféré dans un centre militaire de Djakarta et jeté dans une pièce avec une trentaine d'autres personnes. Je me souviens qu'il y avait des traces de sang sur les murs. » Tous ignorent de quoi ils sont accusés. Transféré en prison, Kusnendar est « interrogé ». « Trois militaires m'ont emmené dans une pièce. Ils m'ont demandé à quelle branche du PKI j'appartenais et, quand j'ai nié, ils m'ont frappé, encore et encore. Ça a duré trois heures. A la fin, ils m'ont fait signer un papier que je n'ai pas pu lire. »
Propagande sur le danger communisteIl est ensuite envoyé aux travaux forcés, avant d'échouer finalement avec cinq cents autres à Buru, une île de l'archipel des Moluques située à plusieurs milliers de kilomètres de la capitale. Au cours de la décennie suivant les événements, plus de dix mille prisonniers politiques passeront par ce bagne tropical : des employés de bureau, des paysans et de nombreux intellectuels. Parmi eux, Kusnendar croise l'écrivain Pramoedya Ananta Toer, dont les histoires racontées le soir à ses codétenus épuisés formeront l'œuvre majeure, le Quatuor de Buru. Certains meurent rapidement, de faim ou de maladie tropicale.
« J'ai passé dix ans de ma vie sur cette île, raconte Kusnendar. En 1978, j'ai été libéré. J'ai retrouvé ma famille à Djakarta, et la vie a repris — difficilement. » Sur sa carte d'identité, les militaires ont apposé le sceau « Ancien prisonnier », ce qui le prive de tout droit politique et lui ferme les portes de l'administration. Il va donc enchaîner les emplois peu qualifiés : vendeur, éboueur.
Entre le 1er octobre 1965 et le printemps suivant, entre cinq cent mille et un million de personnes auraient été assassinées. « Nous ne pouvons faire que des estimations, car il n'y a jamais eu d'enquête, déclare l'avocate Nursyahbani Katjasungkana. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, c'est que, s'il y a bien eu des émeutes anticommunistes, la plupart des tueries étaient systématiques et organisées par l'armée. » Après avoir commencé dès le début du mois d'octobre dans l'île de Sumatra, les arrestations et les assassinats de communistes présumés se poursuivent dans le centre de l'île de Java. Un commando militaire est envoyé dans ce fief historique du PKI pour y coordonner la répression, tandis qu'à Djakarta débute une purge dans le gouvernement et dans l'armée. En décembre, la répression s'étend à Bali et au reste du pays. S'appuyant sur des listes fournies par l'armée, des militaires, des policiers ou des milices civiles procèdent aux arrestations. Certains prisonniers sont envoyés dans des camps. D'autres sont emmenés à la nuit tombée et exécutés sans autre forme de procès. La plupart des corps, enterrés dans des fosses communes ou jetés dans des rivières, n'ont jamais été retrouvés.
Dans son petit appartement de Yogyakarta, Mme Sri Muhayati regarde avec tristesse la photographie de son père. « Il était membre du PKI, mais il n'avait rien fait ! » Emmené par l'armée le 17 octobre 1965, il n'est jamais revenu. Sa fille, arrêtée à son tour, ne l'a revu qu'en prison, quelques instants, avant qu'un nouveau camion l'emporte. En 2000, une fosse commune a été découverte à Wonosobo, dans l'île de Java. Certains corps ont pu être identifiés. Parmi eux, celui de ce grand homme en sarong dont le portrait jauni trône à côté de la télévision.
« L'un des pires crimes de masse du XXe siècle (1) », pour reprendre les termes de la Central Intelligence Agency (CIA), a été étouffé par trente-deux ans de dictature et par l'indifférence de la communauté internationale. « Les massacres de 1965 ont marqué la naissance du régime de l'“ordre nouveau”, explique la chercheuse Saskia Wieringa. En détruisant le PKI, le général Suharto a considérablement affaibli le pouvoir du président Sukarno, proche des idées communistes et cofondateur du Mouvement des pays non alignés, avant de prendre le contrôle de l'Etat. » Un renversement politique fort opportun pour les Etats-Unis et l'Europe de l'Ouest, qui, en pleine guerre froide, se sont ainsi vus débarrassés du mouvement communiste le plus important en dehors de l'Union soviétique et de la Chine maoïste (2). Nombre de chercheurs accusent le gouvernement américain d'avoir soutenu le général Suharto, notamment en lui fournissant du matériel radio et des listes de militants (3), mais Washington a toujours nié.
Pendant la dictature, détaille Wieringa, « l'administration Suharto a sans cesse renforcé sa propagande sur le “danger communiste” ». Dès le mois d'octobre 1965, l'assassinat des six généraux est relaté en détail à la radio et dans les journaux, lesté d'un certain nombre de mythes qui perdurent aujourd'hui encore. « D'après la propagande, les généraux enlevés ont été séduits puis castrés par des membres des Gerwani, l'aile féminine du Parti communiste, raconte Wieringa. Bien sûr, les autopsies ont montré qu'ils n'avaient absolument pas été émasculés, mais cela n'a pas empêché cette fable de se propager. Dans un pays très croyant, cette image du communiste fourbe, athée et sexuellement pervers a attisé la haine. »
A partir de 1984, le film d'Arifin C. Noer Pengkhianatan G30S/PKI, diffusé tous les 30 septembre à la télévision publique et intégré aux programmes scolaires, relaie encore plus largement le discours officiel. « Toute la jeunesse indonésienne a grandi avec ces images, souligne Mme Tioria Pretty, de l'organisation de défense des droits humains KontraS. La plupart des Indonésiens croient encore à cette version de l'histoire. Et, sans volonté politique, il est presque impossible de rétablir la vérité au niveau national. »
En 1998, le régime de Suharto prend fin dans un bain de sang (4). L'Indonésie se reconstruit ; les sanctions à l'égard des victimes de 1965, de leurs familles et de leurs descendants, privés de droits politiques comme d'accès à l'université et à l'administration, sont levées. Mais le massacre reste un sujet tabou. « Il a été question d'enquêter sur ces événements, mais ça n'a jamais abouti, soupire Mme Pretty. De nombreux membres du nouveau gouvernement étaient liés à Suharto, certains d'entre eux impliqués dans les massacres. Et des partis religieux importants, comme Nahdlatul Ulama, dont la milice Ansor a participé aux tueries, se sont toujours opposés à la réouverture du dossier. »
Mais dans la société, petit à petit, la parole se libère. Les victimes du régime de l'« ordre nouveau » s'organisent en associations ; la presse progressiste relaie leurs récits. En 2012, la commission nationale des droits de l'homme dépose sur le bureau du procureur général un épais rapport. S'appuyant sur les déclarations de 349 victimes et témoins des événements dans six provinces, la commission juge l'Etat indonésien coupable de « violations des droits de l'homme flagrantes » et préconise la création d'un tribunal ad hoc pour lever le voile et juger les responsables des tueries. Le rapport provoque un tollé. Certains, comme l'influent ministre de la politique, des lois et des affaires de sécurité Djoko Suyanto, justifient les massacres, arguant que « ce pays ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui si [cette purge] n'avait pas eu lieu ». Les partis musulmans conservateurs et les associations religieuses qui leur sont liées alertent sur les dangers de l'athéisme. Cette même année, le documentaire de Joshua Oppenheimer The Act of Killing sort en Europe et en Amérique du Nord. D'anciens miliciens reconstituent leurs crimes face à la caméra. « Ce film a agi comme un électrochoc, estime l'avocate Me Katjasungkana. Cette année-là, nous avons décidé d'organiser un tribunal citoyen pour enquêter sur ces événements, sans attendre que l'Etat agisse enfin. »
Responsable de l'organisation de ce tribunal, l'avocate rassemble le maximum de données avec une équipe de chercheurs et de volontaires. Présenté en novembre dernier à La Haye, « le dossier d'accusation vise non pas à juger des crimes individuels, mais à faire reconnaître la responsabilité de l'Etat. » Ce dossier a été examiné par un panel de juges tels que Mme Helen Jarvis, vice-présidente du Tribunal permanent des peuples, ou le juriste Cees Flinterman, ancien membre du Comité des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU). Ils rendront leur verdict début 2016 mais, lors de la déclaration de clôture des audiences, les sept juges ont d'ores et déjà estimé que « des crimes contre l'humanité [ont] sans l'ombre d'un doute » été commis en 1965. Pour Me Katjasungkana, il s'agit de lutter contre les « fausses vérités » qui gangrènent aujourd'hui encore la société et contre « les groupes musulmans radicaux, comme le Front de défense de l'islam, qui harcèlent les associations de victimes, interrompent leurs rassemblements, sans que la police réagisse ».
En mai 2015, le président Joko Widodo annonçait la mise en place d'un comité de réconciliation nationale sur les crimes de l'« ordre nouveau », s'attirant ainsi l'ire des partis musulmans conservateurs comme des associations de défense des droits humains. Pour ces dernières, il ne peut y avoir de réconciliation sans justice. « Depuis, le gouvernement a assuré qu'une enquête sur les faits serait bien l'une des missions de ce comité. Mais nous restons sceptiques », déclare Mme Pretty.
Mme Roichatul Aswidah, membre de la commission des droits de l'homme, qui devrait participer au comité de réconciliation voulu par le gouvernement, se veut plus mesurée : « Nous avons eu plusieurs réunions avec le gouvernement, et les signes sont positifs. Nous nous efforçons d'obtenir la meilleure solution possible : une enquête et une réhabilitation des victimes. » Pour ce qui est d'amener les coupables devant la justice, elle est plus réservée : « Les victimes nous demandent de ne pas fermer la porte du processus judiciaire. Mais la plupart des responsables des exactions sont décédés. Quelle justice ne condamnerait que ceux qui ont exécuté les ordres, et pas ceux qui les ont donnés ? » Ce à quoi Me Katjasungkana réplique : « Depuis cinquante ans, des victimes sont traitées comme des coupables et des meurtriers vivent en toute liberté. Les événements de 1965 ne sont pas une histoire du passé ; ils sont un symbole de l'impunité qui règne encore dans ce pays. »
Tous les jeudis depuis 2006, ils se tiennent immobiles devant le palais présidentiel, à Djakarta. Habillés de noir, brandissant des parapluies sombres, ils sont une soixantaine, toutes générations confondues. Tous victimes d'exactions jamais jugées. Des Papous (5), des familles d'étudiants assassinés ou de militants disparus lors de la répression de 1998, et les visages ridés des survivants de 1965. Au sol, ils ont déposé des banderoles et les photos de leurs disparus. Ils scandent un appel au président. Agir, vite, car le temps passe et les traces s'effacent. Kusnendar, lui, se demande s'il verra son nom blanchi avant de mourir. « Tant de témoins ont déjà disparu. Nous courons après le temps. »
(1) « The coup that backfired », CIA Research Study, Washington, DC, décembre 1968, déclassifié en mai 2007.
(2) Lire Noam Chomsky, « L'Indonésie, atout maître du jeu américain », Le Monde diplomatique, juin 1998.
(3) Peter Dale Scott, « The United States and the overthrow of Sukarno, 1965-1967 », Pacific Affairs, n° 58, Vancouver, 1985 ; Brad Simpson, « It's our act of killing, too », The Nation, New York, 28 février 2014.
(4) Le dictateur a démissionné après avoir ordonné une répression qui a fait plusieurs centaines de morts. Lire Solomon Kane et Laurent Passicousset, « Comment le général Suharto a été contraint à la démission », Le Monde diplomatique, juin 1998.
(5) Lire Philippe Pataud Célérier, « Les Papous minoritaires en Papouasie », Le Monde diplomatique, février 2015.
La naissance du fascisme en Italie apparaît comme une conséquence de la première guerre mondiale. A la fin du conflit, frappé par l'inflation et le chômage, le pays est saisi par une forte agitation sociale. Pour se protéger, les industriels et les propriétaires fonciers font appel aux escouades fascistes créées par Benito Mussolini en 1915, lui ouvrant la voie vers la prise du pouvoir.
« Avant l'ouverture du parachute », par Tullio Crali, 1931. En 1909, les signataires italiens du Manifeste futuriste, rédigé par Marinetti, exaltent un art à « la violence culbutante et incendiaire ». Fascinés par la guerre, « seule hygiène du monde », et par la technique, les « aéropeintres » comme Tullio Crali jouent de perspectives cosmiques afin de mettre en scène la puissance des moyens de transport modernes. Dès les années 1920, une grande partie du courant se rallie au fascisme.Quand la guerre éclate en 1914, l'Italie est alliée, depuis la fin du XIXe siècle, à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie. Cependant, son gouvernement choisit de rester neutre. Les « interventionnistes », peu nombreux, qui veulent se battre aux côtés de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie), trouvent alors un porte-parole : Benito Mussolini, qui dirige l'organe du Parti socialiste, Avanti ! Cette prise de position lui vaut d'être exclu de son parti. Mais, le 14 novembre 1914, financé par la France, il fonde un autre journal, Il Popolo d'Italia. Il y appelle, le 1er janvier 1915, à lancer « la révolution contre la monarchie inerte » grâce au soutien des Fasci autonomi d'azione rivoluzionaria, les Faisceaux autonomes (ou milices) d'action révolutionnaire.
Le 23 mai 1915, retournement de l'Italie. Mussolini et ses Fasci n'y sont pas pour grand-chose. Un accord est intervenu entre le gouvernement italien et la Triple-Entente pour que, en cas de victoire, l'Italie bénéficie d'avantages territoriaux.
Bilan de la guerre : le déficit de l'Etat a été multiplié par huit, quand, de leur côté, les industriels ont vu leurs profits augumenter de plus de 20 %. Les Italiens doivent subir à la fois l'inflation et le chômage. Dans les usines du Nord, on compte 200 000 grévistes. Autant dans le Sud, sur les exploitations agricoles. Des révoltes éclatent, les magasins sont pillés. Au lieu de laisser agir l'Etat, les industriels et les propriétaires fonciers en appellent aux escouades fascistes, sous prétexte de « menace bolchevique ». Les Faisceaux italiens de combat, instaurés par Mussolini le 23 mars 1919 pour remplacer les Faisceaux d'action révolutionnaire, attaquent les syndicats et les Bourses du travail.
Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, suppression de l'impôt sur les profits.Jusque-là, le « fascisme » était selon Mussolini un « état d'esprit ». Mais le 12 novembre 1921 est fondé le Parti national fasciste, dont le mélange de conservatisme et de nationalisme satisfait pleinement les milieux industriels. Ils subventionnent donc les organisations fascistes. Les Faisceaux de combat, qui comptaient 17 000 membres en octobre 1919, en affichent trois ans plus tard plus de 300 000.
« Profil continu de Mussolini », par Renato Bertelli, 1933. Renato Bertelli, source : Fondation Marinela Ferrari/DRPour Mussolini, l'heure de montrer sa force est arrivée. Le 28 octobre 1922, c'est la marche sur Rome de ses Chemises noires. Redoutant une guerre civile, le roi Victor-Emmanuel III refuse de signer le décret qui permettrait à l'armée de réprimer le coup de force. Le 30 octobre 1922, il se résigne à demander à Mussolini de constituer le nouveau gouvernement.
Une fois que le Parlement lui a accordé les pleins pouvoirs, Mussolini, promu guide (duce) de la nation italienne, s'attaque aux institutions démocratiques. Contrôle de la presse, instauration d'une police secrète, emprisonnements, assassinats... Le pouvoir économique des classes possédantes est renforcé. Les impôts et taxes sur les biens vendus ou hérités, sur les profits des capitalisations financières et sur les articles de luxe sont supprimés. Les participations de l'Etat dans des entreprises sont transférées à des sociétés privées.
La politique sociale est également modifiée. La durée hebdomadaire du travail, qui pouvait dépasser 50 heures, est limitée à 40 heures en 1923. Une organisation de loisirs, le Dopolavoro, est instituée en avril 1925. En 1927, un programme de santé publique est mis en place. Mais la promulgation, la même année, d'une charte du travail, aboutit à une réduction des salaires de 20 % pour 2 millions de travailleurs.
La Padula et Romano Construit entre 1938 et 1940 par les architectes Guerrini, La Padula et Romano, le Palais de la civilisation italienne est un monument emblématique de l'architecture fasciste.Quand la crise économique mondiale atteint l'Italie, en 1931, Mussolini vient au secours des banques en faillite, mesure sans effet sur l'emploi. En deux ans, alors que plusieurs millions d'Italiens ont déjà dû émigrer pour trouver du travail, le nombre des chômeurs passe d'une centaine de milliers à plus d'un million.
Avec le régime fasciste, un nouveau type de dictature apparaît. Dans toute l'Europe, devant la perspective de changements sociaux que leurs adversaires estiment d'inspiration « communiste », des groupes d'action se forment sur le modèle des Faisceaux de combat.
manuel scolaire italienQuoique sévèrement réprimée, l'opposition au régime fasciste n'en a pas moins été active. Ainsi, comme le montre ce manuel italien publié en 2008, les communistes n'ont cessé, vingt ans durant, de défier le Duce.
Pour qui voulait s'opposer activement au fascisme, il n'existait que deux possibilités : l'exil à l'étranger ou l'agitation clandestine en Italie. Ceux qui employèrent, depuis le début, cette dernière forme de lutte furent surtout (mais pas exclusivement) des communistes – les seuls à être préparés à l'activité clandestine, par la structure de leur organisation ou du fait d'avoir été victimes de la répression systématique des autorités. Pendant vingt ans, le Parti communiste italien (PCI) a réussi à maintenir sur pied et à alimenter, de l'intérieur comme de l'étranger, un réseau clandestin, à diffuser des brochures et des journaux de propagande, à placer ses hommes dans les syndicats et les organisations de jeunesse fascistes. Tout cela nonobstant des résultats immédiats modestes et les immenses risques que couraient ces militants : plus des trois quarts des 4 500 condamnés par le tribunal spécial et des 10 000 personnes assignées à résidence entre 1926 et 1943 furent en effet des communistes.
Giovanni Sabbatucci et Vittorio Vidotto, Storia contemporanea. Il Novecento, Editori Laterza, 2008.
« Pour ne pas dire que je n'ai pas parlé des fleurs. » Chanson de Geraldo Vandré (1968), connue aussi sous le titre « Caminhando » (« Chemin faisant »). Interdite par la junte militaire, elle devint l'un des hymnes du mouvement de lutte contre la dictature.
Há soldados armados
Amados ou não
Quase todos perdidos
De armas na mão
Nos quartéis lhes ensinam
Uma antiga lição
De morrer pela pátria
E viver sem razão...
Vem, vamos embora
Que esperar não é saber
Quem sabe faz a hora
Não espera acontecer...
Nas escolas, nas ruas
Campos, construções
Somos todos soldados
Armados ou não
Caminhando e cantando
E seguindo a canção
Somos todos iguais
Braços dados ou não...
Os amores na mente
As flores no chão
A certeza na frente
A história na mão
Caminhando e cantando
E seguindo a canção
Aprendendo e ensinando
Uma nova lição...
Il y a des soldats armés
Aimés, ou pas
Presque tous perdus
L'arme à la main.
Dans les casernes, on leur apprend
Une vieille leçon :
Mourir pour la patrie
Et vivre sans raison...
Viens, allons-y,
Attendre, ce n'est pas savoir
Celui qui sait, agit
Il n'attend pas les événements…
Dans les écoles, dans les rues,
Les champs, les chantiers
Nous sommes tous des soldats
Armés, ou pas.
Nous qui marchons, qui chantons
Et qui suivons la mélodie
Nous sommes tous égaux
Bras dessus, bras dessous, ou pas...
Les amours à l'esprit
Les fleurs sur le sol
La certitude droit devant
L'histoire entre nos mains.
Nous qui marchons, qui chantons
Et qui suivons la mélodie
Nous apprenons, nous enseignons
Une nouvelle leçon...
Quoi de commun entre l'icône birmane Aung San Suu Kyi et le sulfureux président philippin Rodrigo Duterte ? Leur présentation caricaturale dans les médias, notamment occidentaux, prompts à prendre parti au nom de considérations morales. Les peuples d'Asie du Sud-Est s'avèrent souvent moins sensibles aux accusations d'autoritarisme qu'aux résultats qu'ils escomptent de l'action de leurs élus.
Heri Dono. – « Shock Therapy for Political Leader » (Thérapie de choc pour dirigeant politique), 2004. Photo : Agung Sukindra - Mizuma Gallery, Singapour, TokyoEn Asie du Sud-Est (1), c'est souvent la même histoire. Au départ, les médias bruissent de rumeurs enthousiasmantes à l'endroit des candidats libéraux. Colportées par les élites nationales cultivées et connectées, elles sont relayées par l'Occident, qui s'enflamme volontiers. Il en est allé ainsi en Indonésie en 2014, quand M. Joko Widodo, surnommé Jokowi, a fait souffler un vent nouveau sur la vie politique du pays, sclérosée par de vieux clans. La campagne de ce néophyte de la politique nationale, au mode de gouvernement si innovateur, fut portée par la haute classe sociale de Djakarta — dont il était le gouverneur — et par des universitaires de tous bords, jusqu'en Australie.
De la même manière, la victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) en Birmanie en novembre 2015 a semblé sonner la fin d'une époque dominée par les militaires. Certes, bloquée par la Constitution, Mme Aung San Suu Kyi n'était pas en mesure de prendre la présidence ; mais l'un de ses proches, M. Htin Kyaw, a été élu à ce poste le 15 mars dernier. Quant à la « dame de Rangoun », en tant que ministre des affaires étrangères, elle peut siéger au Conseil national de défense et de sécurité. Elle est aussi devenue conseillère d'État — une fonction créée pour elle.
Selon un principe symétrique, il arrive que les représentants non élus des élites tombent à bras raccourcis sur les pouvoirs en place — et que l'Occident soit tenté de suivre le mouvement. C'est ainsi qu'à Singapour, lors de l'été 2015, à la veille du scrutin du 11 septembre, les réseaux sociaux espéraient transformer l'essai des élections de 2011 qui avaient envoyé au Parlement six députés d'opposition sur quatre-vingt-sept — un record. Le père fondateur de la cité-État, Lee Kuan Yew, était décédé quelques mois plus tôt ; le temps semblait venu de tourner la page.
À la même époque, le premier ministre malaisien Najib Razak était accusé d'avoir détourné 700 millions de dollars du fonds d'investissement public 1MDB (1 Malaysia Development Berhad) vers ses comptes personnels — ce qu'il a toujours nié. Aussitôt, le mouvement Bersih (« propre »), devenu célèbre après son premier rassemblement de protestation en 2007, reprenait la rue. Il recevait le soutien inédit de l'ancien premier ministre Mahathir Mohamad, hier mentor de M. Najib et aujourd'hui son opposant. Les jours du chef du gouvernement semblaient comptés.
Dernier cas, celui du président philippin Rodrigo Duterte, dont les propos comme candidat ont régulièrement heurté l'intelligentsia occidentale. Il a rapidement été comparé au républicain américain Donald Trump du fait de ses déclarations macho-populo-polémiques. Non content d'avoir averti, en campagne, qu'il n'hésiterait pas à abattre des dizaines de milliers de criminels, il a, une fois élu, encouragé ses concitoyens à éliminer physiquement des trafiquants de drogue. À écouter le président investi le 30 juin 2016, les journalistes ne seraient pas à l'abri d'un tel traitement s'ils se révélaient être « des fils de p… », selon ses propres mots. Ces menaces à peine voilées ont aussitôt suscité une mise en garde de l'Organisation des Nations unies (ONU) (2). M. Duterte a de nouveau utilisé la vulgaire expression dont il est coutumier pour qualifier M. Barack Obama début septembre ; ce dernier a aussitôt annulé la rencontre bilatérale prévue, malgré les excuses de son homologue philippin, avant de lui serrer la main dans un couloir en marge du sommet de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est. Puis M. Duterte a annoncé qu'il voulait chasser les forces spéciales américaines du sud du pays…
En résumé, on accordait peu de crédit et guère de perspectives aux dirigeants singapourien, malaisien et philippin, ce qui contrastait avec l'enthousiasme généré par les candidats d'Indonésie et de Birmanie.
Cependant, la vérité des urnes n'est pas celle de la médiasphère. Si les villes disposent de grosses caisses de résonance, les campagnes restent prépondérantes au moment du décompte — le taux d'urbanisation en Asie du Sud-Est n'atteignait que 47 % en 2015. Et leurs priorités ne sont pas forcément celles des élites urbaines : c'est plutôt le paternalisme qui domine le système socio-politique, et caractérise la région.
En Indonésie, même si Jokowi a été élu président en juillet 2014, il n'a finalement pas largement dominé la campagne comme escompté, et les élections législatives du 9 avril 2014 l'ont privé d'une majorité au Parlement (lire les « Repères »). Il a même durci son discours pour s'appuyer sur les forces conservatrices et séduire la frange de l'électorat qui avait soutenu son rival nationaliste Prabowo Subianto. Il a autorisé les exécutions, au terme de procès légaux, de trafiquants de drogue (la dernière en juillet), ainsi qu'une traque des pêcheurs illégaux (quelque 210 navires ont été coulés depuis fin 2014) ; il s'est refusé à reconnaître clairement les massacres de masse de 1965-1966 contre les communistes (3). Et on le dit intéressé par la sanglante campagne antidrogue menée par M. Duterte.
Les Malais derrière leur gouvernementDe même, bien qu'ayant remporté les élections, la LND en Birmanie s'est fait attendre sur la question des minorités ethniques, à commencer par les Rohingyas musulmans (4), dont le sort est toujours loin d'être réglé — M. Kofi Annan, l'ancien secrétaire général de l'ONU, a atterri dans l'ouest du pays début septembre en espérant aider à régler la crise. Comme l'expliquent des chercheurs du Peace Research Institute of Oslo (PRIO), les élections n'ont pas seulement évincé les militaires, elles ont aussi marginalisé les partis ethniques : bien que représentant 40 % de la population, ils n'ont obtenu que 6 % des sièges, la LND profitant d'un mode de scrutin largement à son avantage. Fin 2015, certains de ces groupes ethniques, comme les Kachins, n'ont pas manqué de faire part de leur pessimisme ; ils ont admis avoir cherché l'efficacité en accordant leur voix à la Ligue, non pour la soutenir mais pour s'opposer au parti de l'ancienne junte.
Dans le cas de Singapour, point de monde rural, mais une « majorité silencieuse » composée de fonctionnaires et d'une population âgée, toujours plus confiante dans le Parti d'action populaire (PAP), au pouvoir depuis 1959. Les électeurs ont voté en 2015 à 70 % pour les candidats du gouvernement, en leur accordant 83 sièges sur 89, à l'opposé de ce que laissait supposer l'intense activité sur les réseaux sociaux. La tendance a été confirmée lors d'une élection partielle au printemps 2016 (5).
En Malaisie, alors qu'on les imaginait au plus bas à cause des scandales de corruption en chaîne, le premier ministre Najib et son parti ont remporté en mai et juin 2016 plusieurs scrutins : un à la tête d'un des États de la fédération et deux législatives partielles. M. Najib « se tient plus haut que jamais, reconnaissait même l'Agence France-Presse (AFP). Son destin électoral n'a jamais paru si favorable (6) ». Sur sa lancée, il s'est permis d'adopter de nouvelles lois liberticides, renforçant notamment le contrôle d'Internet, tandis que l'ancien chef de file de l'opposition, M. Anwar Ibrahim, est en prison depuis février 2015 à cause d'accusations de sodomie, interdite en Malaisie.
Enfin, aux Philippines, malgré le portrait peu élogieux de M. Duterte dressé par la presse internationale, ce dernier a remporté l'élection présidentielle à un tour en mai dernier avec 39 % des voix, soit cinq millions de bulletins de plus que son dauphin (7). Une fois dépassé le choc — heureux ou pas — des résultats, voire des premières mesures, l'art du compromis et le souci du consensus ont bien semblé reprendre le dessus.
Comme souvent sur la scène internationale du Sud-Est asiatique, où les chancelleries oscillent entre Chine et États-Unis, les gouvernements reviennent à un équilibre prudent. C'est ainsi qu'après avoir cherché ses marques, le président indonésien a décidé de tourner peu à peu le dos à quelques bourgeois-bohèmes du Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P), de jeunes intellectuels souvent aisés, parfois formés à Singapour ou en Occident, qui l'avaient soutenu lors de la campagne. L'emprise de Mme Megawati Sukarnoputri, fille du premier président Sukarno, sur ce parti nationaliste et de centre gauche ne lui laisse en effet guère de marges de manœuvre, notamment dans les nominations. Le président profite par ailleurs de l'implosion de la coalition d'opposition au Parlement. Beaucoup de partis anciennement proches de M. Prabowo ont finalement préféré rejoindre le camp présidentiel. À présent, Jokowi aurait trouvé son cap en privilégiant une entente avec le Golkar, l'un des principaux partis, assez modéré et fervent défenseur du pancasila — cette philosophie de l'État indonésien résumée en cinq principes, dont la démocratie, la « justice sociale » ou encore l'obligation de croire en un dieu, sans autre précision.
Après avoir accumulé les postures — défenseur de l'ordre face aux trafiquants de drogue, protecteur du pays en réponse aux incursions chinoises en juin dernier, pionnier de la nation en relançant la politique maritime de l'archipel —, le président Jokowi veut lutter contre le déficit budgétaire. Pour s'y attaquer, il a rappelé de la Banque mondiale Mme Sri Mulyani Indrawati, très appréciée de la communauté des affaires, lors du remaniement de cet été. L'ex-général Luhut Binsar Pandjaitan, ancien du Golkar et proche conseiller du président, confirme son statut d'homme fort du gouvernement comme ministre coordinateur des affaires maritimes ; il garde la main sur les sujets sensibles : mer de Chine méridionale, infrastructures, énergie et tourisme. La question papoue illustre les louvoiements de Jokowi. Il a certes apporté des aides, amélioré les routes. Mais, parallèlement, la militarisation se poursuit, et la nomination du général Wiranto au poste de ministre coordinateur des affaires politiques, légales et sécuritaires inquiète à cause de son passif, notamment au Timor-Leste (8).
Tous les généraux n'ont pas désarméDe son côté, l'équipe victorieuse en Birmanie a su reprendre le cap initialement fixé en travaillant sur un projet fédéral afin de régler la question des minorités ethniques. M. Romain Caillaud, analyste et consultant à Singapour, précise que « beaucoup d'électeurs issus des minorités ont voté pour le parti [de Mme Aung San Suu Kyi] dans un objectif d'union nationale et d'efficacité des réformes ». En octobre 2015, un cessez-le-feu avait été signé entre le gouvernement et seulement huit partis représentant les minorités. Un an plus tard, début septembre, la conférence de Panglong du XXIe siècle — en référence à celle de 1947, réunie par le père de Mme Aung San Suu Kyi et alors présentée comme la première étape vers une République birmane unifiée — a réuni tous les groupes à l'exception d'un interlocuteur de poids, l'Armée unie de l'État wa (UWSA) : un « premier pas » dans la réconciliation nationale, selon le Myanmar Times. Une autre conférence devrait suivre dans six mois.
En ce qui concerne les partis forts, historiques ou nationalistes (re)conduits au pouvoir, leur politique apparaît plus nuancée que ne le laissaient penser les inquiétudes initiales. À Singapour, par exemple, le gouvernement a tenté de renouveler ses élites et de se concentrer sur des politiques sociales. Il a donc multiplié aussi bien les instances de dialogue que les efforts de redistribution à travers des hausses de salaires (infirmières, policiers) et l'augmentation des aides à la génération des « pionniers » (les seniors). En septembre 2014, une commission constitutionnelle avait également rendu ses conclusions pour veiller à la représentation des minorités ethniques (malaise, indienne ou eurasienne) face à la majorité chinoise à l'occasion de l'élection présidentielle.
En Malaisie, le premier ministre a remanié son gouvernement fin juin. Objectifs ? Témoigner sa reconnaissance à ses alliés potentiels, par le biais de nominations et promotions, mais aussi, selon ses termes, affirmer les « priorités du gouvernement : la santé économique, le bien-être social et la sécurité de tous les Malaisiens ». C'est ici un point capital et une erreur de jugement classique au sein des mouvements d'opposition, de Singapour à Kuala Lumpur (et ailleurs) : sauf régime dictatorial, les discours droits-de-l'hommistes trouvent souvent peu d'écho dans l'électorat, à la différence des considérations plus terre à terre, telles que le pouvoir d'achat. La coalition d'opposition se montrera-t-elle capable de se rassembler ? Pourra-t-elle mobiliser l'opinion autour de son combat contre le projet de loi sur l'état d'urgence, qui donnerait davantage de pouvoir au premier ministre ? Pour l'heure, les forces partisanes semblent dispersées, tandis que la récente rencontre entre Mahathir Mohamad et son vieil ennemi Anwar Ibrahim, exceptionnellement autorisé à sortir de prison pour contester une loi à la Cour suprême, a de quoi déstabiliser les observateurs.
Reste le cas de l'avocat Duterte. Sa lutte contre les trafics et les cartels de la drogue version philippine est éminemment condamnable : depuis son arrivée au pouvoir jusqu'à mi-septembre, 3 426 personnes ont été tuées, 1 491 par la police et les autres par des civils. Mais, pour l'heure, on ne peut parler de dictature, et il existe quelques garde-fous constitutionnels, telles l'impossibilité de se présenter pour un second mandat au-delà de quatre années passées au pouvoir ou encore la procédure de destitution, plus facile à mettre en place qu'aux États-Unis (9). Surtout, le programme de M. Duterte peut séduire le plus grand nombre : il cherche à se détacher des clans familiaux qui sont à la manœuvre essentiellement depuis Manille, où il n'est allé qu'une seule fois entre sa victoire et son investiture. Il a même snobé la proclamation solennelle des résultats au Congrès. Dans cette lignée, il prône un fédéralisme susceptible d'apporter la paix dans les îles du Sud en proie au sécessionnisme, même si le pari est risqué. Fort de sa trentaine d'années d'expérience en tant que maire de Davao, dans le Sud longtemps instable, il pourrait être le mieux placé pour enfin y régler le conflit entre séparatistes musulmans et pouvoir central — sans oublier les rebelles communistes également actifs dans les zones rurales.
À en croire Richard Javad Heydarian, professeur à l'université De La Salle à Manille, M. Duterte n'a rien d'un « Trump de l'Est ». Le chercheur le qualifie au contraire d'acteur « sophistiqué et nuancé », comme l'illustre sa « géopolitique de la mer de Chine méridionale », à savoir sa vision du conflit territorial, sa diplomatie régionale et sa porte ouverte à Pékin sur ce dossier sensible. Et M. Caillaud de préciser qu'il serait également « bien entouré » pour les dossiers économiques.
En revanche, des acteurs risquent de troubler les jeux en cours dans la région. En premier lieu, le facteur islamiste ne peut être négligé alors qu'un bataillon de Malais a été constitué au sein de l'Organisation de l'État islamique (OEI) au Proche-Orient. La Malaisie a été frappée par un attentat le 28 juin 2016, après celui de Djakarta en janvier où l'on a déploré sept morts, dont cinq assaillants. Une province du « califat » se mettrait en place aux Philippines, d'après des analystes jamais avares en éléments de dramatisation propices au bon financement de leurs instituts. Car, tout comme il avait été question de « second front de la terreur » dans les années 2000, marquées par l'âge d'or d'Al-Qaida — une allégation jamais confirmée —, l'OEI est aujourd'hui servie à toutes les sauces sud-est-asiatiques.
C'est le cas aux Philippines, alors qu'avec la Syrie les liens y sont bien moins évidents qu'avec le grand banditisme. C'est également le cas en Indonésie, où les autorités auraient déjoué début août, sur l'île de Batam, une attaque au lance-roquettes planifiée contre Singapour. L'affaire est prise très au sérieux dans la cité-État, toujours à la recherche d'ennemis pour cimenter son pacte social. Mais elle suscite le scepticisme en Indonésie, où l'affaire est qualifiée d'opaque... De même, le profil des quelques personnes arrêtées pour radicalisation et djihadisme à Singapour ne semble pas correspondre à celui des auteurs d'attentats en Europe, souvent moins amateurs, plus radicalisés et davantage connectés à la Syrie. Enfin, les travaux du Pr Duncan McCargo, politiste spécialiste de la région, avaient déjà permis de mettre en relief le poids de la politique locale — et non des nébuleuses islamistes transnationales — dans le conflit du sud de la Thaïlande entre Malais musulmans et Thaïs bouddhistes (10). Là encore, des attaques en août dernier dans les provinces du Sud n'ont pas complètement livré leurs secrets : sont montrés du doigt tantôt les insurgés malais du Sud, tantôt les opposants politiques à la junte.
Faut-il alors davantage s'inquiéter des armées ? En Thaïlande justement, sous prétexte de stabilisation du pays, les généraux ont, en 2014, confisqué le pouvoir autour duquel s'écharpaient libéraux et nationalistes, élites et peuple, urbains et ruraux, « chemises jaunes » et « chemises rouges ». La junte a organisé un référendum le 7 août dernier sur un projet de Constitution guère démocratique. Le général Prayuth Chan-o-cha, premier ministre, s'est félicité de la victoire du « oui » (autour de 61 %), l'objectif étant certes la tenue d'élections générales en 2017 mais aussi de contrôler un Sénat qui ne serait plus élu mais nommé par le pouvoir militaire. La population se serait-elle fait une raison, à moins qu'elle ne courbe le dos jusqu'au prochain scrutin ?
La transition sera-t-elle plus douce en Birmanie ? Mme Suu Kyi doit encore composer avec ce qu'elle appelle « l'armée de son père ». Celle-ci dispose de 25 % des sièges au Parlement, sachant que 75 % des voix sont requises pour modifier la Constitution. À charge pour la LND de trouver les dosages subtils afin de concéder le minimum à un acteur encore incontournable à court terme. Ce fut particulièrement notable lors de la conférence de Panglong : les officiers des forces armées (Tatmadaw) ont clairement marqué leur territoire en rejetant vigoureusement les demandes d'autonomie administrative des Was et des Shans, tout en interdisant à d'autres groupes combattants de participer à la rencontre historique.
Quant à l'armée indonésienne, elle ne reste pas non plus inactive. Son Livre blanc de la défense publié au printemps dernier relance très vaguement l'idée d'infiltrations étrangères et de « défense totale » impliquant toutes les composantes de la société. En sus, le fait terroriste donne lieu à une concurrence entre la police et l'armée, qui y voit une occasion de s'affirmer davantage sur le territoire sous prétexte de protection. Mais le ministre de la défense manque trop de charisme pour rivaliser avec MM. Jokowi et Luhut. Ces derniers semblent encore tenir les rênes. Toutefois, ici — dans une moindre mesure — comme en Thaïlande, en Birmanie et de façon discrète à Singapour, où bien des ministres sont généraux ou amiraux, les officiers veillent, un pied dans la porte du jeu démocratique.
(1) On ne s'intéresse pas ici aux pays passés par l'expérience communiste (Vietnam, Laos, Cambodge) ni au sultanat de Brunei.
(2) Alpha Diallo, « Philippines : des experts de l'ONU regrettent des propos du président élu Duterte sur les journalistes », Radio des Nations unies, Genève, 6 juin 2016.
(3) Lire Lena BjürstrÖm, « Indonésie 1965, mémoire de l'impunitéé », Le Monde diplomatique, décembre 2015.
(4) Lire Warda Mohamed, « Des apatrides nommés Rohingyas », Le Monde diplomatique, novembre 2014.
(5) Le parti au pouvoir l'a emporté le 7 mai 2016 à Bukit Batok avec 61,2 % des voix contre le Dr Chee Soon Juan, opposant historique.
(6) « A year after 1MDB : Najib takes hardline turn » ; lire page 22, Agence France-Presse, 27 juin 2016.
(7) La coalition de partis qui le soutient compte 112 sièges sur 238 ; le parti libéral dispose de 115 sièges, mais plusieurs de ses membres soutiennent M. Duterte.
(8) Il a été accusé d'être responsable des exactions commises au lendemain des élections de 1999.
(9) Il suffit qu'un tiers de la Chambre des représentants soit convaincue pour lancer la procédure auprès du Sénat.
(10) Duncan McCargo, Tearing Apart the Land. Islam and Legitimacy in Southern Thailand, Cornell University Press, Ithaca (État de New York), 2008 ; et Mapping National Anxieties. Thailand's Southern Conflict, NIAS Press, Copenhague, 2011.
La lecture conservatrice du « tournant de la rigueur » de 1983 suggère que la fatalité économique a imposé ses évidences à François Mitterrand, deux ans après sa promesse de « rompre avec le capitalisme ». Lors de sa campagne, le candidat socialiste avait toutefois mis en lumière l'ensemble des contraintes auxquelles il se heurtait, et énoncé les mesures susceptibles d'y répondre. En renonçant à appliquer l'ensemble de son projet, le président ne se condamnait-il pas à l'échec ?
Ce graphique de Sarah Cabarry est une version interactive de celui qu'a réalisé Cécile Marin pour le manuel imprimé. Une version fidèle à la double page initiale est disponible ci-dessous.
Immigration, droits des femmes : depuis sa prise de fonctions, M. Donald Trump affronte une résistance tous azimuts, même si sa base électorale lui demeure fidèle. Certains contestataires ont choisi d'utiliser les possibilités offertes par la Constitution américaine, conçue par les Pères fondateurs dans l'objectif d'empêcher que le président puisse bouleverser l'ordre social existant.
Jean Hélion. — « Équilibre », 1933 © ADAGP - Photo : Philippe Migeat - RMN-Grand Palais - MNAM-CCI - Centre Pompidou, ParisLe 21 janvier, au lendemain de l'investiture de M. Donald Trump, plusieurs millions de personnes à travers les États-Unis prenaient part à des centaines de « marches des femmes ». Après le décret sur l'immigration adopté le 27 janvier, des manifestants ont bloqué les aéroports. Parallèlement, les grands médias multiplient les enquêtes pour révéler les turpitudes présumées du président républicain, tandis que des multinationales comme Airbnb ou Budweiser s'offrent des spots publicitaires pour dénoncer ses politiques. Toutefois, dans la durée, la résistance la plus efficace pourrait être celle qui s'appuiera sur les contre-pouvoirs prévus par les Pères fondateurs des États-Unis selon le principe des « poids et contrepoids » (checks and balances).
M. Trump a commencé son mandat en gouvernant seul, par décrets, ce qui lui a permis de se forger une image volontariste. Mais ce mode d'action ne peut se prolonger indéfiniment : pour mettre en œuvre certains de ses engagements de campagne, comme l'abrogation de la loi sur la protection des patients et les soins abordables, surnommée « Obamacare », ou la réforme fiscale, il devra passer par le Congrès. Habilité à voter les lois et le budget, celui-ci représente le premier contre-pouvoir inscrit dans la Constitution, notamment pendant les périodes de cohabitation.
À première vue, l'administration Trump n'a pas grand-chose à redouter de ce côté-là : le Parti républicain contrôle à la fois le Sénat (52 sénateurs sur 100) et la Chambre des représentants (237 députés sur 435). Mais cette majorité est divisée et fragile, en particulier au Sénat, et elle pourrait se révéler insuffisante pour lui assurer des jours tranquilles. Car les États-Unis ne sont pas un régime parlementaire : la discipline de vote au Congrès n'est pas une règle absolue. En fonction de leurs convictions personnelles, des intérêts de l'État qu'ils représentent ou du lobbying dont ils sont l'objet, des parlementaires peuvent se désolidariser de leur majorité. Alors que les démocrates dominaient les deux Chambres entre 2008 et 2010, M. Obama a ainsi dû batailler pendant deux ans, y compris contre des élus de son propre camp, pour faire voter son projet d'assurance-maladie.
Fronde des États démocratesQuelques jours après son investiture, les difficultés commençaient déjà pour M. Trump. Le 1er février, les sénatrices républicaines du Maine et de l'Alaska Susan Collins et Lisa Murkowski refusaient de confirmer la nomination de la femme d'affaires Betsy DeVos au poste de ministre de l'éducation. Ce choix n'a pu être validé que grâce au pouvoir dévolu au vice-président Mike Pence — qui préside aussi le Sénat — de départager un vote : du jamais-vu ! Puis, le 6 mars, tandis que le président présentait au Congrès son premier texte législatif, qui vise à « abroger et remplacer » le régime d'assurance-maladie de M. Obama, le sénateur libertarien du Kentucky Rand Paul ainsi que des conservateurs du Freedom Caucus (proche du Tea Party), comme le député du Michigan Justin Amash ou celui de Caroline du Sud Mark Sanford, ont fait savoir qu'ils s'opposeraient à ce texte, qualifié par M. Paul de « version allégée de l'“Obamacare” », et dont le coût serait à leurs yeux exorbitant. De son côté, le Bureau du budget du Congrès, non partisan, donnait au début de mars des arguments aux démocrates en estimant que le « Trumpcare » priverait 24 millions d'Américains d'une couverture santé d'ici à 2026. Respectivement députés de l'Ohio et de Virginie, les républicains James Jordan et David Brat ont quant à eux annoncé qu'ils refuseraient toute incitation fiscale ou nouvelle dépense susceptible de creuser le déficit public, et notamment le grand plan de construction d'infrastructures promis pendant la campagne.
Outre le pouvoir de voter les lois, le Congrès a la charge de « surveiller » le président et son administration ; ses commissions peuvent lancer des enquêtes, citer des témoins à comparaître. Plusieurs parlementaires entendent utiliser ce levier contre M. Trump. Au Sénat, un groupe s'est constitué pour réclamer une enquête sur les soupçons d'intervention russe dans le processus électoral. Bipartisan, il rassemble des républicains proches du Pentagone, comme MM. John McCain et Lindsey Graham, et des démocrates, comme M. Charles Schumer. À la Chambre des représentants, la cheffe de la minorité démocrate Nancy Pelosi demande que le Bureau fédéral d'enquête (FBI) s'intéresse aux liens personnels, financiers et politiques entre l'administration Trump et le Kremlin, afin de déterminer « ce que les Russes ont sur Trump » : « Nous voulons aussi voir sa déclaration d'impôts et savoir la vérité sur sa relation avec [Vladimir] Poutine », a-t-elle déclaré (1).
Les démocrates ont également dans leur ligne de mire M. Jefferson Sessions, adoubé par le Sénat au début de février. Le nouveau ministre de la justice, dont dépend le FBI, est accusé d'avoir menti lors de son audition : il a affirmé sous serment n'avoir « pas eu de contact avec les Russes » pendant la campagne présidentielle, alors qu'il avait rencontré deux fois leur ambassadeur aux États-Unis. Pour se défendre, il explique que ces réunions se sont déroulées « dans le cadre de [sa] fonction de sénateur ». S'il s'avérait néanmoins que cette dissimulation a été faite sciemment, elle pourrait être qualifiée de trahison, ou du moins de parjure, un possible chef d'accusation en vue d'une destitution (impeachment). M. Schumer et Mme Pelosi réclament la démission de M. Sessions et demandent la nomination d'un « procureur spécial impartial » pour mener l'enquête. Une exigence appuyée par certains républicains, qui ont déjà obtenu que le ministre de la justice se récuse dans toute enquête sur les liens entre la Russie et l'équipe de M. Trump.
Chacun des cinquante États fédérés joue également un rôle déterminant dans l'équilibre des pouvoirs imaginé par les Pères fondateurs. Ils jouissent de la « compétence par défaut », et l'État fédéral de « compétences d'attribution ». Énumérées dans l'article I (section 8) de la Constitution, celles-ci se limitent à certaines prérogatives essentielles (lever l'impôt, pourvoir à la défense commune, réglementer le commerce avec les autres pays, déclarer la guerre, fixer le code de la nationalité…). Hors de ces domaines, les États fédérés disposent d'une vaste marge de manœuvre.
Plusieurs d'entre eux ont manifesté leur intention de résister par tous les moyens à l'administration Trump, que ce soit sur le terrain de l'immigration, de l'environnement ou de la justice pénale. La Californie, qui a voté pour Mme Hillary Clinton à plus de 61 % des voix et qui représente 12 % de la population du pays, s'est posée en cheffe de file des frondeurs. Se préparant à de longues batailles judiciaires avec Washington, elle a recruté M. Eric Holder, ancien ministre de la justice de M. Obama, pour la conseiller sur les leviers légaux permettant de s'opposer au président. « Avoir l'ancien ministre de la justice des États-Unis nous donne une puissance de feu pour protéger les valeurs du peuple de Californie », déclare le démocrate Kevin de León, président de la législature de cet État (2).
La question environnementale sera notamment au cœur du bras de fer. M. Trump n'a jamais caché son scepticisme quant au réchauffement climatique. Il s'affirme comme un fervent défenseur du charbon et de la fracturation hydraulique. Dès son arrivée à la Maison Blanche, il a autorisé deux projets d'oléoduc pharaoniques, auparavant bloqués par l'administration Obama. Il a également promis de démanteler les réglementations adoptées par son prédécesseur, d'annuler toutes les mesures qui empêcheraient les entreprises de prospérer et de supprimer à terme l'Agence de protection de l'environnement (EPA).
Pour mener à bien ces projets, M. Trump a nommé à la tête de l'Agence un climato-sceptique, M. Scott Pruitt. Du temps où il était ministre de la justice de l'Oklahoma (2011-2017), celui-ci avait intenté pas moins de treize recours en justice contre les réglementations de l'EPA. Il avait ainsi contesté les dispositions sur les eaux des États-Unis, qui visent à protéger les lacs, rivières et espaces marécageux du pays, qualifiant ce texte de « plus grand coup jamais porté à la propriété privée durant l'ère moderne (3) ». Il a également attaqué une réglementation adoptée par l'EPA en 2015 pour diminuer les taux autorisés d'ozone troposphérique (de basse altitude). Plusieurs de ces affaires sont encore en cours, et des militants demandent au directeur de l'agence de se récuser. Mais rien ne l'y oblige…
Avant même la création de l'EPA, en 1970, la Californie définissait déjà des règles environnementales. Selon le principe de la « clause dérogatoire », elle conserve depuis la capacité de fixer ses propres normes, plus strictes que les normes fédérales, notamment concernant la pollution émise par les véhicules motorisés. Une disposition de la loi sur l'air propre (Clean Air Act, 1963, amendé en 1970) autorise d'autres États, comme le Massachusetts, l'Oregon, le Nouveau-Mexique ou le Vermont, à appliquer les réglementations californiennes. Lors de son audition devant les sénateurs, M. Pruitt a dit envisager de revenir sur ce régime dérogatoire, ce qui ouvrirait une âpre bataille judiciaire.
Les cours de justice et le recours au contentieux sont en effet une pièce essentielle du système américain de séparation des pouvoirs. Dans son article III, la Constitution présente le pouvoir judiciaire, gardien des droits et des libertés, comme « l'égal » des pouvoirs exécutif et législatif. Le système jurisprudentiel anglo-saxon, défini par la doctrine du « précédent » (stare decisis en latin : « rester sur la décision »), implique que les tribunaux rendent des décisions conformes à celles prises antérieurement par les juridictions supérieures. Les juges américains détiennent donc un fort pouvoir normatif. Ils peuvent bloquer toute mesure qui contreviendrait à la Constitution ou aux lois existantes.
M. Trump en a déjà fait l'expérience. Le 27 janvier, il signait un décret suspendant, au nom de la sécurité nationale, le programme d'admission de réfugiés aux États-Unis et bloquant pour trois mois l'entrée des ressortissants (y compris binationaux) de sept pays à majorité musulmane (4). Plusieurs juges ont aussitôt été saisis en urgence par les intéressés, parfois aidés par l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), auxquels se sont associés une vingtaine d'États fédérés et une centaine de multinationales de la Silicon Valley comme Google, Twitter ou Microsoft. Intervenant en tant qu'« amis de la cour » (amicus curiae), ces géants des nouvelles technologies ont détaillé les préjudices qu'ils risquaient de subir, affirmant que ce décret portait atteinte à l'image des États-Unis dans le monde et entravait leurs programmes de recrutement en les empêchant de faire appel à la main-d'œuvre de leur choix.
L'enjeu de la Cour suprêmeDès le 28 janvier, un juge de New York a interdit l'expulsion de deux Irakiens. Puis, le 3 février, un magistrat de Seattle a suspendu la mise en œuvre du décret au niveau national : en accordant un régime spécial aux minorités chrétiennes, le texte contreviendrait au premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté religieuse ; en discriminant les étrangers de certains pays, il violerait la loi sur l'immigration de 1965, qui interdit toute discrimination en fonction de la nationalité. Contrairement aux affirmations du président, ces recours en justice ne relèvent pas d'un « acharnement » de la part des démocrates, mais du fonctionnement habituel des institutions américaines. Les républicains avaient d'ailleurs eux aussi saisi les tribunaux pour contester les décrets du président Obama visant à suspendre l'expulsion de certains sans-papiers (5).
Le président Trump a renoncé à défendre son décret du 27 janvier, préférant préparer un nouveau texte avec l'aide de juristes et des ministères concernés. Dévoilée le 6 mars, la nouvelle mouture ne concerne plus les binationaux ni les détenteurs de visa ou de carte verte ; l'Irak ne figure plus parmi les pays bannis ; et la clause sur les minorités chrétiennes a disparu. « Rendez-vous au tribunal », a aussitôt réagi l'ACLU sur Twitter. Et, le lendemain, M. Douglas Chin, ministre de la justice de Hawaï, saisissait la cour d'appel de son État. Le 15 mars, le juge fédéral de Hawaï Derrick Watson a bloqué l'application du second texte pour l'ensemble du territoire quelques heures avant son entrée en vigueur. La bataille risque d'être longue, car ce décret est, d'un point de vue juridique, mieux conçu que le précédent. L'affaire pourrait donc finir devant la Cour suprême, laquelle, d'ici là, sera sans doute au complet et aura retrouvé l'équilibre qui prévalait avant la mort du juge Antonin Scalia en février 2016 : cinq conservateurs et quatre progressistes (6).
Alors que les batailles judiciaires se multiplient, la Cour suprême est appelée à jouer un rôle déterminant. Les auditions de M. Neil Gorsuch, le magistrat conservateur choisi par M. Trump, ont débuté le 20 mars devant le Sénat. Bien que l'aile gauche du parti les presse de bloquer le processus de désignation en activant une procédure d'« obstruction parlementaire » (filibuster) (7), les sénateurs démocrates devraient s'incliner pour ne pas brûler toutes leurs cartouches maintenant.
Au cours des quatre prochaines années, M. Trump aura peut-être l'occasion de nommer un deuxième juge, ce qui accentuerait l'inclination droitière de la Cour suprême. Les grandes manœuvres pour déréguler le système financier, la protection environnementale ou même le droit à l'avortement ne font donc que commencer.
(1) Isaac Arnsdorf, « Pelosi calls for probe of possible Russian blackmail of Trump », Politico.com, 5 février 2017.
(2) Adam Nagourney, « California hires Eric Holder as legal bulwark against Donald Trump », The New York Times, 4 janvier 2017.
(3) Rand Paul et Scott Pruitt, « EPA water rule is blow to Americans' private property rights », The Hill, Washington, DC, 4 mars 2015.
(4) Irak, Iran, Libye, Somalie, Soudan, Syrie et Yémen.
(5) Les décrets Deferred Action for Childhood Arrivals (DACA) et Deferred Action for Parents of Americans (DAPA).
(6) Lire « Un neuvième juge décisif », Le Monde diplomatique, juin 2016.
(7) Dans ce cas, il faudrait que M. Gorsuch soit confirmé par les trois cinquièmes des sénateurs, soit 60 sur 100, et non plus par une simple majorité.
La stratégie conservatrice visant à opposer les plus démunis entre eux est parvenue à faire de l'immigration une question décisive pour nombre de Français. Aubaine pour la droite, cette situation impose à la gauche d'évoluer sur un terrain miné… et la divise.
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/L'immigration divise les principaux candidats à l'élection présidentielle en deux camps : ceux qui font de son rejet leur fonds de commerce et ceux que le sujet embarrasse. Très prolixes, les premiers attribuent aux étrangers toutes sortes de problèmes, du chômage au terrorisme, de la crise des finances publiques au manque de logements, de l'insécurité aux sureffectifs dans certaines salles de classe. Pour y remédier, ils préconisent des mesures radicales. Mme Marine Le Pen (Front national, FN) s'engage à supprimer le droit du sol, à sortir de l'espace Schengen, à instaurer la préférence nationale et à systématiser les expulsions d'étrangers en situation irrégulière. M. François Fillon (Les Républicains) promet pour sa part de durcir les règles du regroupement familial, de conditionner les aides sociales à deux ans de présence sur le territoire, de supprimer l'aide médicale de l'État ou encore de faire voter par le Parlement des quotas annuels d'immigrés par origines nationales — une rupture avec les principes en vigueur depuis l'ordonnance du 2 novembre 1945, selon laquelle la faculté d'assimilation des étrangers dépendait non pas de leur origine, mais de leurs caractéristiques individuelles.
Face à cette surenchère, le camp des embarrassés se contente de propositions floues et parfois incohérentes. Dans un entretien accordé à l'hebdomadaire protestant Réforme, M. Emmanuel Macron, le candidat du mouvement En marche !, déclare que « l'immigration se révèle une chance du point de vue économique, culturel, social (1) ». Or cette ligne ne se retrouve pas dans son programme présidentiel : il évoque surtout le droit d'asile — que la droite promet de durcir, mais pas de supprimer —, prévoit de « reconduire sans délai » les déboutés dans leur pays, mais laisse largement de côté les autres migrations.
MM. Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon ne se montrent guère plus précis. S'appuyant exclusivement sur les cas des réfugiés climatiques et politiques, le candidat de La France insoumise entend « lutter contre les causes des migrations ». Quant au prétendant socialiste, s'il a souvent critiqué la politique migratoire du gouvernement de M. Manuel Valls, regrettant que la France ne se montre pas plus solidaire des réfugiés, son programme peine à assumer cette ligne : outre la sempiternelle promesse du Parti socialiste (PS) — jamais tenue — d'accorder le droit de vote lors des élections locales aux étrangers non communautaires, il se borne à proposer la création de « visas humanitaires » dont les contours et les modalités d'attribution ne sont pas définis. Rien sur les immigrés économiques et les clandestins, qui sont au cœur des discours de la droite.
Cette discrétion a ses raisons. De l'Américain Donald Trump au Hongrois Viktor Orbán, des défenseurs britanniques du « Brexit » au Mouvement 5 étoiles italien, de l'Union démocratique du centre (UDC) en Suisse à l'Alliance néoflamande (Nieuw-Vlaamse Alliantie, N-VA) en Belgique, du FN en France au parti Droit et justice (PiS) en Pologne, les partis et dirigeants qui s'opposent à l'arrivée d'étrangers ont depuis quelques années le vent en poupe dans la plupart des pays occidentaux. Tous doivent une bonne partie de leur succès à l'électorat populaire. En France, le FN séduit surtout dans les « zones fragiles (2) », où les jeunes sans diplôme sont nombreux et les taux de chômage et de pauvreté très élevés. Au Royaume-Uni, le « Brexit » a fait des adeptes essentiellement dans les régions durement frappées par la mondialisation et la désindustrialisation, tandis que la plupart des partisans du maintien dans l'Union vivaient dans les grandes agglomérations dynamiques. Le référendum suisse de février 2014, qui a vu une majorité d'électeurs se prononcer contre « l'immigration de masse », a lui aussi révélé un clivage entre zones rurales et urbaines. Quant à M. Trump, s'il a été boudé par les couches supérieures et les minorités des côtes Est et Ouest, il a triomphé au sein des classes populaires blanches.
En 2017, Jean-Luc Mélenchon ne prône plus l'accueil des étrangersDans ce contexte, la crainte de se mettre à dos l'électorat populaire à cause d'un programme qui paraîtrait trop favorable à l'immigration semble avoir gagné M. Mélenchon. Lors de la précédente élection présidentielle, sans aller jusqu'à défendre explicitement la liberté d'installation, il s'était présenté avec une liste de mesures d'ouverture : rétablissement de la carte unique de dix ans, abrogation de toutes les lois votées par la droite depuis 2002, régularisation des sans-papiers, fermeture des centres de rétention, décriminalisation du séjour irrégulier… « L'immigration n'est pas un problème. La haine des étrangers, la chasse aux immigrés défigurent notre République : il faut en finir, affirmait son programme L'Humain d'abord. Les flux migratoires se développent dans le monde, ils mêlent des motivations diverses. La France ne doit pas les craindre, elle ne doit pas mépriser [leur] immense apport humain et matériel. »
En 2017, la ligne a changé. M. Mélenchon ne prône plus l'accueil des étrangers. « Émigrer est toujours une souffrance pour celui qui part, explique le 59e point de sa nouvelle plate-forme. (…). La première tâche est de permettre à chacun de vivre chez soi. » Pour cela, le candidat propose rien de moins qu'« arrêter les guerres, les accords commerciaux qui détruisent les économies locales, et affronter le changement climatique ». Ce changement de pied a divisé le camp progressiste, dont une frange défend l'ouverture des frontières, à laquelle M. Mélenchon s'oppose désormais (3). Figure du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), M. Olivier Besancenot dénonce cette « partie de la gauche radicale [qui] aime se conforter dans les idées du souverainisme, de la frontière, de la nation », tandis que M. Julien Bayou, porte-parole d'Europe Écologie - Les Verts, qui soutient le candidat socialiste Benoît Hamon, accuse le candidat de La France insoumise de « faire la course à l'échalote avec le Front national ».
Défendue par le NPA et par une myriade d'organisations militantes — le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti), l'association Migreurop, le Réseau éducation sans frontières… — ou issues du christianisme social — Cimade, Secours catholique… —, qui ont en commun de refuser la distinction entre réfugiés et immigrés économiques, la cause de la liberté de circulation tire argument de l'échec des politiques de fermeture : ni l'agence européenne Frontex, ni les contrôles douaniers, ni les accords de sous-traitance avec la Turquie ou la Tunisie n'empêchent les migrants d'entrer en Europe. Mais ils les contraignent à la clandestinité et les rendent particulièrement vulnérables à toutes les formes d'exploitation. La liberté d'installation permettrait aux étrangers de réclamer légalement de meilleures conditions de travail, afin de ne pas faire pression à la baisse sur les salaires.
L'amélioration du niveau de vie dans les pays de départ ne fixe pas les populationsPour compléter sa démonstration, le NPA avance le caractère « économiquement bénéfique (4) » de l'immigration. Même si, de la part d'un parti révolutionnaire, l'argument peut surprendre, de nombreuses études montrent bien en effet que l'immigration n'est pas un coût, mais un bénéfice pour l'État comme pour les entreprises. Selon une étude menée par les économistes Xavier Chojnicki et Lionel Ragot, et coéditée en 2012 par le quotidien Les Échos, la présence des immigrés entraînerait une contribution budgétaire nette positive : souvent jeunes et en bonne santé, ils paient davantage d'impôts et de cotisations qu'ils ne reçoivent de prestations sociales (5). Dans un rapport salué par le cahier économique du Figaro, le cabinet McKinsey estimait que les immigrés « contribuent à près de 10 % de la richesse mondiale », notamment parce que la main-d'œuvre étrangère est très profitable aux entreprises. Le mensuel Capital (mars 2015) détaille : « La flexibilité est le premier atout de la main-d'œuvre immigrée. (…) Dans d'autres secteurs, c'est leur côté “durs à la tâche” qui rend les travailleurs immigrés si précieux. » Troisième atout « de ces employés venus d'ailleurs : ils n'hésitent pas à faire les boulots méprisés par les autochtones. Les premières à s'en féliciter sont les entreprises de nettoyage. Pour vider les poubelles des bureaux, la connaissance du français n'est pas vraiment indispensable ». L'immigration est d'autant plus « économiquement bénéfique » que le système reste profondément inégalitaire…
Les partisans révolutionnaires de l'ouverture des frontières ne cautionnent évidemment pas l'exploitation patronale des travailleurs immigrés. Leur dessein de libre installation se projette dans un monde où les États-nations auraient disparu. Cette perspective fait peu de cas de l'état présent du rapport de forces : « Une nouvelle conscience est en train de se forger de part et d'autre des frontières au sein de la jeunesse et des classes populaires, des travailleurs de toutes origines, langues et couleurs de peau, nourrie par la révolte et la solidarité internationale », annonçait en octobre 2016 un texte du NPA (6). Elle s'appuie en outre sur une rhétorique d'une radicalité absolue — « Nous sommes avec les migrants, contre la police, contre l'État et tous ceux et celles qui collaborent à sa politique. (…) Nous défendons le droit de prendre et d'occuper ce que l'État refuse d'accorder (7) » — qui, dans le contexte actuel, semble présager des scores confidentiels lors des élections.
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/M. Mélenchon, lui, souhaite dépasser le PS dans les urnes. Pour y parvenir, il n'hésite plus à mettre en cause l'immigration économique : « Pour l'instant, il n'y a pas moyen d'occuper tout le monde, alors je préfère le dire », a-t-il notamment lancé sur France 2 le 11 mars. Après avoir réaffirmé son attachement à l'accueil des réfugiés, il a ajouté : « Les gens qui aujourd'hui sont en France et n'ont pas de papiers, s'ils ont un contrat de travail et qu'ils sont au boulot, qu'ils payent leurs cotisations, alors je leur donne des papiers, et à tous. (…) Les autres, je suis obligé de leur dire : “Écoutez, je ne sais pas quoi faire. Arrêtez de dire que vous nous donnez un coup de main, parce qu'on a le monde qu'il faut.” Et surtout, je dis : “Il faut arrêter de partir [de votre pays d'origine].” »
Aujourd'hui, les immigrés économiques représentent une minorité des étrangers arrivés chaque année en France, loin derrière les personnes admises au titre du regroupement familial, les réfugiés politiques ou les étudiants en échange international (lire « Émigrés, immigrés, réfugiés »). Or, à moins de revenir sur certains accords internationaux, comme la convention de Genève de 1951 pour les réfugiés ou la convention européenne des droits de l'homme de 1953 concernant le regroupement familial — ce que M. Mélenchon n'envisage pas —, ces autres contingents, majoritaires, sont difficilement compressibles.
Un ralentissement de l'immigration économique n'aurait donc qu'un impact très limité sur les flux migratoires. Mais il revêtirait une fonction symbolique importante, celle de réfuter les accusations de laxisme, tout en permettant de se distinguer de la droite, qui, elle, propose l'expulsion de tous les clandestins et déboutés du droit d'asile. Toutefois, M. Mélenchon accrédite implicitement l'idée d'un lien entre immigration économique et chômage, ce que l'histoire et les comparaisons internationales semblent invalider : au début des années 1930, la France a pratiqué l'expulsion massive des étrangers, sans remédier en rien au manque d'emplois ; des pays comme le Canada comptent de nombreux immigrés économiques, mais très peu de chômeurs. De plus, régulariser uniquement les clandestins titulaires d'un contrat de travail risque de s'avérer périlleux, puisque la condition de sans-papiers contraint justement à travailler au noir…
Le projet de lutter contre les causes des migrations par l'enrichissement des pays de départ se heurte, à court terme, au principe connu sous le nom de « transition migratoire ». L'amélioration du niveau de vie — qui favorise la baisse de la mortalité infantile et le rajeunissement de la population —, les gains de productivité — qui libèrent la main-d'œuvre — et l'augmentation des revenus ne fixent pas les populations : ils accroissent le réservoir des candidats à l'émigration, davantage de personnes pouvant assumer le coût physique et matériel de l'exil. D'après un modèle établi par la Banque mondiale, quand le revenu des habitants (en parité de pouvoir d'achat) d'un pays est situé entre 600 dollars (comme en Éthiopie) et 7 500 dollars (Colombie ou Albanie) par an, l'augmentation des revenus encourage l'émigration. Puis, une fois ce seuil franchi, l'effet s'inverse. Au rythme de 2 % de croissance annuelle des revenus, il faudrait au Niger ou au Burundi plus de cent trente ans, et au Cambodge plus de soixante ans, pour passer ce cap (8).
M. Besancenot voit dans les nouvelles positions de M. Mélenchon une « régression pour la gauche radicale ». Le candidat de La France insoumise lui réplique qu'il se situe « dans la tradition de [son] mouvement ». Tous deux ont, d'une certaine manière, raison…
À la fin du XIXe siècle, alors que la Grande Dépression (1873-1896) frappait la France, la gauche affichait un discours uni et cohérent sur l'immigration. Elle combinait une critique théorique décrivant la main-d'œuvre étrangère comme un outil pour maximiser les profits du patronat et une analyse pratique sur la nécessaire alliance entre travailleurs français et immigrés contre ce même patronat. « Les ouvriers étrangers (Belges, Allemands, Italiens, Espagnols) chassés de leurs pays par la misère, dominés et souvent exploités par des chefs de bande, ne connaissent ni la langue, ni les prix, ni les habitudes du pays, sont condamnés à passer par les conditions du patron et à travailler pour des salaires que refusent les ouvriers de la localité », écrivaient par exemple Jules Guesde et Paul Lafargue dans le programme du Parti ouvrier de 1883. Même s'ils déploraient « les dangers nationaux et les misères ouvrières qu'entraîne la présence des ouvriers étrangers », ils ne réclamaient pas la fermeture des frontières : « Pour déjouer les plans cyniques et antipatriotiques des patrons, les ouvriers doivent soustraire les étrangers au despotisme de la police (…) et les défendre contre la rapacité des patrons en “interdisant légalement” à ces derniers d'employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français » (9). Cette ligne théorique et pratique fut celle des principaux partis de gauche pendant les décennies de croissance du XXe siècle — dans les années 1900-1920, puis pendant les « trente glorieuses ».
Les fractures sont apparues dans les temps de crise. Au début des années 1930, alors que le chômage explose, des voix s'élèvent pour réclamer l'expulsion des étrangers ; des pétitions, des lettres sont envoyées aux élus pour demander la préférence nationale. En novembre 1931, le socialiste Paul Ramadier présente à la Chambre un texte qui prévoit de stopper l'immigration et de limiter à 10 % la proportion d'étrangers par entreprise. Alors député communiste, Jacques Doriot lui porte la contradiction : il dénonce des « mesures xénophobes », une « politique nationaliste qui a pour but de diviser les ouvriers en face du capital ». Pour défendre son parti, le dirigeant socialiste Léon Blum parle de « palliatifs empiriques qui ménagent le mieux les intérêts de la classe ouvrière » et évoque « les difficultés et les contradictions du réel » (10).
Un discours dont les failles sont exploitées par le Front nationalLa crise qui s'ouvre dans les années 1970 produit de nouvelles dissensions. À l'approche de l'élection présidentielle de 1981, les communistes multiplient les mises en cause de l'immigration. Dans L'Humanité, le journaliste Claude Cabanes s'alarme des problèmes sociaux et culturels auxquels sont confrontées les banlieues dirigées par le Parti communiste français (PCF) : « Tous ces déséquilibres, aggravés par les difficultés dues à la baisse du pouvoir d'achat, au chômage, à l'insécurité, rendent la cohabitation [entre Français et immigrés] difficile », écrit-il le 30 décembre 1980. Quelques jours plus tard, le 6 janvier 1981, Georges Marchais, le secrétaire général du Parti, prononce un discours qui fera date : « Il faut stopper l'immigration officielle et clandestine, assène-t-il. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés. » Les socialistes reprennent alors la position jadis occupée par les communistes. « On ne peut pas isoler la population immigrée de l'ensemble de la classe ouvrière, affirme un texte programmatique publié dans l'hebdomadaire L'Unité, le 19 décembre 1980. (…) C'est tout le parti qui doit se mobiliser sur les principes de base de l'internationalisme et du front de classe » (11).
MM. Mélenchon et Besancenot s'inscrivent ainsi tous deux dans la tradition du mouvement progressiste, dont ils reprennent à la fois le meilleur et le pire. Le premier tente de prendre en compte les difficultés que l'immigration pose spécifiquement aux classes populaires, mais se laisse gagner par la rhétorique des expulsions et du surnombre. Le second reste fidèle à l'internationalisme, mais promeut une lecture idéologique qui paraît en décalage avec les aspirations des couches moyennes et populaires fragilisées par l'austérité et la mondialisation, et rendues ainsi perméables à la stratégie du bouc émissaire.
Ces failles sont exploitées par le FN, qui cherche à se reconvertir en « parti du peuple » grâce à une lecture sociale de l'immigration. À l'instar du chroniqueur Éric Zemmour, qui lui-même renvoie au géographe de « la France périphérique » Christophe Guilluy, il oppose les « élites » urbaines, diplômées, favorables à une immigration dont elles seraient protégées, et le « peuple », en concurrence avec des étrangers pour obtenir un emploi, un logement social, une place en crèche, et auquel il promet la « préférence nationale ». « Ce sont les couches populaires qui prennent en charge concrètement la question du rapport à l'autre », écrit par exemple Christophe Guilluy (12).
Cette analyse appelle de multiples nuances. Le marché de l'emploi étant très segmenté, les secteurs qui embauchent essentiellement des étrangers (nettoyage, bâtiment, restauration…) sont peu convoités par les travailleurs nationaux. De même, la ségrégation urbaine est telle que les immigrés se retrouvent souvent en concurrence avec d'autres immigrés pour obtenir un appartement dans les banlieues des grandes villes ou une place en crèche. Enfin, comment expliquer que le FN obtienne d'excellents scores dans des zones où l'on ne croise presque aucun étranger, sinon par le fait que la concurrence est en partie imaginaire, construite par les discours publics ?
Des lois et des directives organisent la mise en concurrence des travailleursIl est toutefois exact que les classes aisées ne portent qu'un regard extérieur et lointain sur l'immigration. Les saisonniers étrangers risquent peu de priver d'emploi des diplômés de Sciences Po ou des journalistes, tout comme le recours aux travailleurs détachés ne préoccupe guère les cadres supérieurs ou les artistes. Et les habitants des quartiers huppés ont moins de chances de voir ouvrir dans leur rue un foyer pour travailleurs étrangers.
Mais les écarts sociaux dans le rapport à l'immigration ne sont pas le fruit d'une fatalité. Ils résultent bien souvent de lois, de politiques urbaines, de décisions politiques qui organisent la mise en concurrence des travailleurs français et immigrés, ou qui protègent les classes supérieures de la concurrence étrangère. Le travail au noir contribue à la dégradation des conditions d'emploi. Or il prolifère à mesure que l'inspection du travail est démantelée, les employeurs sachant alors qu'ils ont très peu de risque d'être sanctionnés. Il n'y aurait pas de travailleurs détachés sans la directive européenne du 16 décembre 1996, ni de saisonniers si le code du travail n'offrait pas cet avantage aux employeurs. Contrairement à leurs prédécesseurs des « trente glorieuses », bon nombre d'immigrés contemporains possèdent des titres universitaires, des qualifications. S'ils en viennent à chercher des emplois déqualifiés, c'est faute de politique d'apprentissage du français, de système d'équivalence juridique des diplômes, d'ouverture de certaines professions (13). Alors qu'un étranger peut facilement devenir maçon ou caissier, accéder au métier d'architecte, de notaire ou d'agent de change relève du parcours du combattant. Il fut un temps où les maires communistes de banlieue déploraient que « les pouvoirs publics orientent systématiquement les nouveaux immigrés » vers leurs villes et exigeaient « une meilleure répartition des travailleurs immigrés dans les communes de la région parisienne », tout en précisant que leurs municipalités continueraient d'« assumer leurs responsabilités » (14). Aujourd'hui, les foyers pour travailleurs immigrés sont surtout installés dans des quartiers populaires, et plus personne ne s'en étonne.
La droite se réjouit chaque fois que l'immigration s'invite dans le débat politique : il lui suffit, comme elle le fait depuis trente ans, de dérouler son discours de peur, ses mesures répressives. La gauche n'est toutefois pas condamnée aux programmes flous et contradictoires. Mais, pour formuler des propositions précises, une analyse cohérente, elle doit accepter d'engager la bataille idéologique, en renversant les questions que les médias et « l'actualité » lui jettent à la figure.
(1) « Migrants, politique migratoire et intégration : le constat d'Emmanuel Macron », Réforme, Paris, 2 mars 2017.
(2) Hervé Le Bras, Le Pari du FN, Autrement, Paris, 2015.
(3) « Je n'ai jamais été pour la liberté d'installation, je ne vais pas commencer aujourd'hui », a-t-il notamment expliqué au journal Le Monde (24 août 2016).
(4) Denis Godard, « Politique migratoire : Y a pas d'arrangement… », L'Anticapitaliste, Montreuil, 24 novembre 2016.
(5) Xavier Chojnicki et Lionel Ragot, L'immigration coûte cher à la France. Qu'en pensent les économistes ?, Eyrolles - Les Échos éditions, coll. « On entend dire que… », Paris, 2012.
(6) Isabelle Ufferte, « À travers la mondialisation de la révolte émerge une nouvelle conscience de classe… », Démocratie révolutionnaire, 27 octobre 2016.
(7) L'Anticapitaliste, 24 novembre 2016.
(8) Michael Clemens, « Does development reduce migration ? » (PDF), Working Paper no 359, Center for Global Development, Washington, DC, mars 2014.
(9) Jules Guesde et Paul Lafargue, Le Programme du Parti ouvrier, son histoire, ses considérants et ses articles, Henry Oriol Éditeur, Paris, 1883.
(10) Cité dans Claudine Pierre, « Les socialistes, les communistes et la protection de la main-d'œuvre française (1931-32) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 15, n° 3, Poitiers, 1999.
(11) Cité dans Olivier Milza, « La gauche, la crise et l'immigration (années 1930 - années 1980) », Vingtième siècle, vol. 7, no 1, Paris, juillet-septembre 1985.
(12) Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, coll. « Champs actuel », Paris, 2014.
(13) Cf. Yaël Brinbaum, Laure Moguérou et Jean-Luc Primon, « Les ressources scolaires des immigrés à la croisée des histoires migratoires et familiales », dans Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (sous la dir. de), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Institut national des études démographiques (INED), coll. « Grandes enquêtes », Paris, 2016.
(14) « Déclaration des maires communistes de la région parisienne et des députés de Paris », octobre 1969.
Combattre un parti impose-t-il de condamner ceux qu'il a réussi à séduire ? Un militant de longue date de diverses organisations antiracistes d'extrême gauche interroge les formes de lutte dont il a usé, sans succès, contre le Front national. Son témoignage aide à comprendre comment celui-ci a réussi à devenir l'un des acteurs décisifs de la prochaine élection présidentielle française.
Max Neumann. – Sans titre, 2015 www.maxneumann - Galerie Bernard Vidal - Nathalie Bertoux, ParisJ'ai participé dans la joie, l'élan, l'impression de servir, à des coups de poing contre les meetings du Front national (FN), à la dénonciation d'« affaires » où il était impliqué, à des démonstrations « expertes » de l'incohérence de ses programmes, etc. Ces indignations n'empêchent pas les votes Le Pen. On peut même se demander si le sentiment de supériorité morale de ces archanges exterminateurs qui ne connaissent pas un seul « votant » Le Pen, pas un seul adhérent FN, et les imaginent possédés par des passions basses, brutales, effrayantes, ne témoigne pas surtout de leur propre « racisme de classe » (1).
Deux exemples parmi tant d'autres. La Ligue des droits de l'homme titre son communiqué du 15 novembre 2013 : « Conjurons la bêtise et le cynisme, refusons la haine et le racisme ! » et dénonce « une bêtise et une ignorance infiltrant tous les rouages de la vie sociale ». Dans l'édition du 11 février 2012 de La Règle du jeu, Romain Goupil invite à « une insulte par jour contre le Front national », qui « rassemble toute la France moisie et rance » ; il propose « qu'on se lâche… N'essayons plus de convaincre ! ».
21 avril 2002, 18 heures. Nous sommes à la Mutualité à Paris, vidés, soucieux, après une campagne exaltée. Instants flottants, deux heures d'incertitude et d'anxiété. Les militants rassemblés s'impatientent.
Vingt heures, résultats définitifs. Le Pen devance Jospin ! Nous rejoignons l'assemblée générale, consternés, renversés, déçus presque aux larmes, réduits à rien par l'ennemi qui triomphe, mais d'un coup si proches. L'Internationale, nous la crions presque, plusieurs fois, poings levés, à pleine gorge tendue.
Les chants, les slogans dissuadent « ceux qui n'en sont pas ». Mais ils renforcent aussi (surtout ?), chez « ceux qui en sont », la communion, les certitudes partagées. Qui se trouve là ? Quelques salariés de rang moyen, trop intellectualisés et en porte-à-faux ; des professionnels de l'action sociale confrontés aux limites et aux redéfinitions de leurs tâches, qu'ils contestent ; des syndicalistes trop oppositionnels pour « parvenir » ; des étudiants surtout militants ; des « intellectuels » trop absorbés dans des activités politiques pour être intellectuels de plein exercice ; des enseignants qui auraient eu l'agrégation s'ils ne s'étaient pas engagés à corps perdu en politique, etc.
Je me souviens du reste de la nuit comme d'une féerie. Nul ne sait qui passe le mot. Serrés, comprimés, direct en bagnole. Direction Odéon : à quarante, puis cinquante, puis cent, deux cents, vite rejoints par d'autres, Ras l'Front, libertaires, étudiants, écolos, communistes. Pour faire quoi ? Nous ne savons pas. Être là contre Le Pen. Mais comment ? Nous n'en savons rien. Être là, juste là. Rassemblés par un identique désarroi, révulsés par ce « vote des Français » qui met en cause toutes les valeurs indiscutées, toutes les croyances indiscutables, qui font nos vies. Être là, « que du bonheur, ça commence, on sait pas où ça s'arrête », dit Sophie, prof des écoles, Sud-Éducation, vingt ans de Ligue (2), qui passait de groupe en groupe à la Mutualité, répétant : « S'il arrive au pouvoir, on est dans les camps, sûr. » Une sorte de standing-ovation de nous-mêmes, revendiquant ce droit d'être « exactement comme nous sommes », dit Françoise, infirmière, commission LGBT (3).
Immobilisé dans un espace en déclinNous nous tenons chaud, nous « tenons bon ». Ceux qui arrivent, beaucoup les connaissent, les embrassent, se serrent dans leurs bras longtemps, peinent à rompre l'étreinte. Les regards sont d'une tendresse affligée et remercient les voisins. Ils disent la reconnaissance.
Nous sommes vite des milliers, un tourbillon. Certains rappliquent à vélo, le sang aux joues, certains s'enveloppent de drapeaux, les brandissent, les déposent sur des bancs, les laissent là, des couples se tiennent la main, il y a des enfants. Où allons-nous ? Dans cette mêlée, à l'improviste, débordant sur les trottoirs à peine nettoyés, nous ne savons pas, nous ne l'avons jamais su, partant là, ici, enthousiastes dans des rues latérales, farandole perdue qu'on applaudit des balcons, cette nuit tiède. Il fait bon vivre là, irrités, meurtris, furieux, mais apaisés dans cette chaleur sombre. Arnaud, la quarantaine, un biologiste qui défend le Deep Web (4), me dit : « Les gens sont trop beaux pour Le Pen. »
La nuit blanchissait, devenait rose. Cette longue marche aigre et allègre s'étala sur les 10e, 11e et sur les contreforts des 12e et 20e arrondissements, rassemblant des manifestants affranchis de la nécessité de se lever tôt. Dans les quartiers populaires ou au-delà du périphérique, personne n'en entendit parler. Nulle part ailleurs il n'y en eut de semblable. Sur leurs territoires d'élection, de résidence, d'affinités, manifestèrent ceux qui, sous l'effet du vote Le Pen, se sentaient tout d'un coup étrangers au monde social qu'ils espéraient conquérir. Ceux qui votent FN ne nous ont pas vus. Ils n'habitent pas nos quartiers.
Depuis trois ans, nous habitons l'Aisne, ma compagne et moi, entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic-sur-Aisne, entre champs de betteraves et forêts, des perdrix, des faisans. Un hameau de vingt maisons. Hors deux couples qui s'invitent, personne ne fréquente personne (beaucoup de retraités restent cloîtrés). Nous avons pour quasi- voisins, à dix minutes de route, Éric et Anissa. Le frère d'Éric nous a vendu des meubles de ferme. « Les citronniers, c'est mon rêve », dit Éric, « fana de serres » : « Dans ta serre, t'oublies tout, t'as plus de con qui vient te casser. (…) Des citronniers, le père d'Anissa en fait, ça tient, il est dans sa serre H24, je l'adore, ça lui fait rappeler son pays. »
Éric, 48 ans, est ouvrier qualité dans l'emballage industriel, polyester, PVC plastifié. Avant, il a travaillé pendant seize ans chez Saint-Gobain, mais à Soissons : « Tout ce qu'est verre, c'est foutu. » Anissa — dont les parents sont venus du Maroc dans les années 1970 — est vendeuse dans l'habillement. Elle a 43 ans. Elle a été licenciée trois fois car les boutiques fermaient. Elle a « souvent envie de pleurer » de ne pas voir assez ses « deux puces », que son ex-mari, qu'elle a quitté du jour au lendemain pour Éric, lui laisse à son avis trop peu. Anissa et Éric sont mariés, économisent et achètent en location-vente « une vraie maison, une en pierre », dit Anissa. Au boulot, Éric a des stagiaires, mais « à peine s'ils t'écoutent, y en a que pour leurs trucs vidéo, ils se droguent… L'autre fois, y en a un qui me dit si je pouvais lui faire un mail pour qu'il voie comment marche la machine… Je venais de lui dire : il a pas d'oreilles ou il me prend pour un con ». Est-ce que la boîte va tenir ? « C'est tout amerloque, même l'accueil, t'y comprends que dalle et ça licencie, ça licencie, personne empêche. »
Éric et Anissa nous donnent des laitues, des courges, des radis. On leur donne des noix, des framboises. On prend des apéros. Éric, un soir, m'a dit avoir « longtemps été un peu raciste », mais qu'il ne l'est plus depuis qu'ils sont allés au Sénégal (au Club Med, leur seul voyage). Le soir, c'était des parties de dominos « à plus en dormir » avec le personnel de l'hôtel, « des mecs balaises ». Ce qui l'avait « rendu un peu raciste », c'est qu'Anissa a « failli se faire revirer, parce qu'elle a accepté le chèque d'un Noir, un jeune, une grosse somme en plus, mais c'était un faux… Pourtant elle a demandé la carte d'identité ».
Une fin d'après-midi dans sa serre, l'air s'était alourdi sur la fertilité grasse du sol — mais nous avions enquillé les verres —, Éric me dit : « Tu répètes pas à Anissa, vu que t'es parisien, elle veut pas qu'on te dise, j'ai voté Marine, moi, deux fois… Quand je l'entends, elle me fout les poils cette femme… Je sais pas, c'est comme elle parle des Français, t'es fier… Le parti à la Marine, dans le coin, je connais des gens qu'il a bien aidés… J'étais près de payer ma cotise et tout, mais j'ai arrêté, même de voter… On a été fâchés un an pour ça avec Thierry et Marie-Paule… Elle, c'est une rouge, elle bosse au collège, à la cantine… Moi j'étais pas fâché, c'est une connerie… Ils voulaient plus nous voir. Toi, tu te fâcherais pour ça ? Tu trouves que c'est grave, toi ? »
Je n'ai pas répondu, j'étais ivre, et dans la senteur âcre, profonde, des verdures de la serre, j'étouffais. Je n'ai pas trouvé ça grave non plus. Peut-être parce que mon existence s'était resserrée autour de ce hameau isolé ? Peut-être parce que, depuis trois ans, des militants, je n'en vois plus autant ? De « 100 % militant », je suis devenu « militant en retrait », moins pris par les groupes auxquels j'ai donné tant. Peut-être parce qu'avec la reconnaissance dans le milieu restreint où ma vie militante est « validée », je n'ai plus à prouver que je suis un militant modèle ? Peut-être parce qu'Éric est une de ces personnes qu'on quitte en étant de meilleure humeur ?
À chaque aller-retour à Leclerc ou Carrefour, je croise des gens sans le sou, abandonnés. Alentour, des routes au goudron troué, des départementales parfois fermées… Dans les bourgs traversés, il n'y a plus ni bureau de poste, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, pas d'accès Internet, mais des magasins clos et parfois, aux fenêtres, des drapeaux bleu, blanc, rouge. Des classes de primaire et des églises ferment. Les associations de sport mettent la clé sous la porte. Les sociétés de chasse et les majorettes se renouvellent mal. Le volume des impayés EDF (5) explose. Les jeunes s'enfuient dès qu'ils peuvent. Les dénonciations de voisins au centre des impôts augmentent, les violences intrafamiliales et les « dragues » des filles à la limite de l'agression aussi. Pas d'emplois. Dans chaque village, des maisons anciennes et détériorées, en vente. À Noyon, Chauny, Compiègne, Soissons, hiver après hiver, des trains sont supprimés. Dans la campagne, les cars circulent de moins en moins.
Les lieux de rencontre se disloquentEt puis, à l'entrée des bourgs, des panneaux jaune vif, un œil (iris bleu ciel) au centre, avec l'avertissement « Voisins vigilants » (les cambriolages sont pourtant exceptionnels). Ici, tout se dégrade continuellement depuis vingt ans. Ce ne sont pas seulement les lieux de rencontre qui se disloquent (faute de gens pour s'en occuper) ; les moyens d'y accéder disparaissent eux aussi : les routes, l'argent, les réseaux d'accès. Les communes entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic (sauf rares ghettos de riches) sont quasi ruinées. Les anciens sont trop pauvres pour secourir leurs enfants, et les enfants sont trop pauvres pour secourir leurs parents. C'est dans ce contexte que le FN réalise des scores élevés (6).
Le frère aîné d'Éric a hérité de la ferme familiale de cent vingt hectares. Éric lui donne des coups de main. Ils ont résisté mais se résignent à vendre. Seule la vaste monoculture de betteraves rapporte. Les petits exploitants se débarrassent comme ils peuvent des terres, achetées à bas coût par les gros propriétaires (dont les familles contrôlent fréquemment les mairies). Éric et son frère ont trois chevaux. Ils ne savent qu'en faire : cela coûte trop. La location-vente est un investissement lourd. Les travaux de rénovation de leur maison sont arrêtés. Pour Anissa comme pour Éric, le chômage menace. Dans leur hameau et aux environs, les voisins sont des personnes âgées pauvres ou des salariés sans travail (souvent un sur deux dans chaque couple). Mais ceux qu'ils appellent des « Parisiens », et qui semblent « se la couler douce », habitent là aussi : des familles de cadres ou de professions libérales (en poste à Compiègne, Soissons, Amiens), qui rachètent pour leur « caractère » (et leur prix) des bâtiments de ferme (qu'ils refont). Au travail, Éric estime qu'il n'est pas respecté par « les jeunes » : pourtant, il s'occupait d'une équipe de cadets, mais son club de foot a fusionné avec un autre. À vivre là, immobilisé dans un espace en déclin, impuissant face à l'écroulement d'un monde qui ne « tient plus », alors qu'il avait cru pouvoir s'en sortir (de la ferme) et que son territoire se peuple de « Parisiens », comment Éric pourrait-il se sentir « fier » ?
Le vote d'Éric, je ne l'ai pas trouvé « grave ». Je l'aurais spontanément détesté le 21 avril, invectivé même, le jugeant « super grave ». Mais je peine aujourd'hui à voir en lui l'« ennemi principal ».
(1) Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, « Racisme et racisme de classe », Critiques sociales, n° 2, Treillières, décembre 1991.
(2) NDLR. La Ligue communiste révolutionnaire (LCR), à laquelle a succédé en 2009 le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).
(3) NDLR. Lesbiennes, gays, bi et trans.
(4) NDLR. Partie du Web non indexée par les moteurs généralistes.
(5) NDLR. Électricité de France.
(6) Dans l'Aisne, aux élections régionales de 2015, la liste « Marine Le Pen » est arrivée en tête avec 43,5 % des suffrages exprimés, contre 25 % pour la liste de droite conduite par M. Xavier Bertrand, qui l'a emporté au second tour grâce à un report massif des votes de gauche.
Lire le courrier des lecteurs dans notre édition de mars 2017.
Le nouveau Parlement iranien comptera moins d'ultraconservateurs. Mais le jeu électoral masque l'étroitesse des transformations sociales envisageables. En entretenant les espoirs de changement, les modérés et les réformateurs qui soutiennent le président Hassan Rohani espèrent faire évoluer sans rupture un régime dont la force tient aujourd'hui davantage au ferment national qu'au ciment islamique.
Moment festif, l'anniversaire de la révolution du 11 février donne lieu à un grand défilé populaire auquel on participe en famille. Photographies de Philippe Descamps, février 2016.« Ni vaincu ni soumis ! » En ce 11 février 2016, la foule s'anime autour d'un turban blanc. Le président Hassan Rohani vient de rejoindre le cortège de la fête annuelle de la révolution sur l'avenue Azadi, l'une des principales artères de Téhéran. Le slogan repris en chœur reflète la lecture de l'accord sur le nucléaire (1) faite par la « rue » ; ou, du moins, par le petit peuple resté fidèle au régime, qui marche dans une atmosphère plus proche de la kermesse que du défilé révolutionnaire. Cette occasion de prendre un bain de foule tombe à pic pour le chef de file des « modérés » après ses succès diplomatiques et à la veille des élections législatives des 26 février et 29 avril.
La presse officielle comptera des « millions » d'Iraniens convergeant vers la place de la Liberté. Plusieurs centaines de milliers, c'est certain. On retrouve le traditionnel culte de la personnalité, avec les effigies des deux Guides, l'ayatollah Rouhollah Khomeiny (mort en 1989) et son successeur Ali Khamenei, ou des pancartes hostiles à Israël et aux Etats-Unis. Mais on est bien loin de l'ambiance d'il y a vingt ou même dix ans, quand les comités de quartier orchestraient la parade contre l'« arrogance occidentale ». Beaucoup se promènent en famille. Les plus jeunes portent des casquettes tricolores ou affichent les couleurs du drapeau sur leurs joues. Dans les haut-parleurs comme sur les pancartes, les harangues islamiques sont exceptionnelles, tandis que partout on célèbre la grandeur de l'Iran. Nul ne peut échapper à son « retour » sur la scène internationale. Non seulement parce que le pays qui appartenait naguère à l'« axe du Mal » négocie avec les plus grands, mais aussi parce que — comme un tardif écho à la révolution — ses alliés libanais, irakien, syrien ou yéménite marquent des points dans un conflit régional qui ne dit pas son nom.
Fête de la révolution, Téhéran. Téhéran sous la neige se pavoise pour la fête de la révolution.« Vous voyez, c'est payant, nous lance une femme, la quarantaine, devant une échoppe. N'allez pas raconter que l'on distribue de la nourriture aux gens pour qu'ils viennent ! » Le propos est ferme, mais prononcé avec le sourire ; et les betteraves cuites sont délicieuses… L'ambiance reste bon enfant. Aux stands des humoristes succèdent ceux des chanteurs. Après un spectacle de danse folklorique arrive une « attraction » des gardiens de la révolution, qui reconstituent l'arrestation de marins américains en perdition dans le Golfe, le 12 janvier dernier. On revient vite aux mimes, puis aux chants patriotiques, avant de découvrir le stand… de la Bourse, qui voisine avec celui de l'Office des privatisations ! En permanence, les appareils photographiques crépitent. Les très rares étrangers sont assaillis de propos de bienvenue et de demandes d'égoportraits. Au loin apparaît un missile dressé sur la chaussée. Juste devant, trois jeunes homosexuels affichent sans crainte leur orientation au milieu du cortège (2), tandis que les forces de l'ordre se font des plus discrètes. Une fusée (civile) et un drone (militaire) marquent l'entrée de la place où une femme dans la trentaine, habillée à l'occidentale, vient nous résumer cette matinée : « Quand on a des problèmes à l'intérieur, il est important de se montrer unis à l'extérieur. »
« Un million dans la rue, peut-être, mais cinquante millions contre ! » Mme Sajida L. (3) et son mari Nasim L. boudent toujours la fête de la révolution. Militants de la gauche laïque, ils ont participé activement au renversement de l'ancien régime, en 1979, avant d'être jetés dans les geôles de la République islamique de 1983 à 1990. Entre deux verres de vin — que de nombreuses familles fabriquent à domicile pour contourner l'interdit de l'alcool —, M. Nasim L. décrit le dilemme des militants de gauche à la veille des élections : « Je défends une forme d'écosocialisme, associant développement durable et justice sociale. Mais nous, les progressistes, n'avons pas d'autre choix aujourd'hui que de donner la priorité à la seule bataille des libertés en votant pour les moins conservateurs, qui essayent de réduire les pouvoirs du Guide. »
Une mollahrchie constitutionnelle Philippe Descamps & Cécile Marin, 1er mai 2016« Nous n'ignorons pas que certains réformateurs préconisent des recettes toujours plus libérales et qu'il n'y a pas beaucoup de différences entre les programmes sociaux des candidats, ajoute Mme Sajida L. Mais le plus important serait de respirer un peu, de bâtir les fondements d'une vraie démocratie, d'essayer de reconstruire des syndicats, des associations. Certes, le régime a perdu l'essentiel de sa base populaire. Mais on a vu également le “mouvement vert (4)” retomber très vite, à cause de la répression bien sûr, et aussi parce qu'il n'était porté que par les couches moyennes. Les jeunes ne sont pas prêts à faire une nouvelle révolution. » Sur le plan social, elle place quelques espoirs dans l'approche « inclusive » du président Rohani, élu en 2013 : « Une amie a besoin d'un médicament très onéreux contre le cancer. Si elle peut être soignée, c'est grâce à Rohani, qui a facilité les importations et augmenté la couverture par l'assurance-maladie. »
Dans un pays où l'expression d'une pensée critique passe par un jeu de cache-cache avec les autorités, les militants progressistes vont nous aider à démêler les simulacres des authentiques changements, en éclairant plusieurs facettes de l'Iran dont il est rarement question. Chez de nombreuses personnes interrogées avant le scrutin, y compris à l'occasion de rencontres informelles, revient avec constance une expression : « On nous donne le choix entre le mauvais et le pire. »
L'amertume de la « génération brûlée »M. Pouya T. accompagnera son fils, qui votera pour la première fois (et pour les « mauvais »), mais lui ne peut se résigner à déposer un bulletin dans l'urne : « Ultraconservateurs, modérés, réformateurs : les étiquettes ne veulent pas dire grand-chose. Tous étaient déjà au pouvoir dans les années 1980 et se sont sali les mains. » Ces militants de la gauche laminée par la répression ne peuvent oublier les années volées ou les massacres des prisons de 1988, qui firent plusieurs milliers de morts (5). L'actuel Guide suprême était alors président, le candidat réformateur de 2009, M. Mir Hossein Moussavi, était premier ministre et M. Ali Hachémi Rafsandjani était commandant en chef des armées… Depuis son passage par la présidence de la République (1989-1997), ce dernier fait figure de « pragmatique », champion de la libre entreprise. L'épuisement de l'idéologie de la « révolution mondiale de l'islam » a favorisé la diffusion parmi les élites d'une représentation néolibérale du monde, dont témoignent la plupart des publications autorisées. En dépit de ses 82 ans, de son enrichissement ostentatoire ou de l'affaire de corruption qui a conduit son fils en prison, M. Rafsandjani demeure le personnage-pivot de la vie politique. Aujourd'hui rangé parmi les « modérés », il a fait alliance avec M. Rohani et obtenu le soutien des réformateurs proches de l'ancien président Mohammad Khatami (au pouvoir de 1997 à 2005).
Comme beaucoup de ceux qui disent appartenir à la « génération brûlée », née dans les années 1970, M. Pouya T. observe les contradictions de son pays et de sa capitale d'un œil tantôt triste, tantôt narquois, fait d'attachement et de dérision. Cette mégapole de plus de treize millions d'habitants est défigurée par des centaines de kilomètres d'autoroutes engorgées en permanence ; la pollution occulte un merveilleux décor de montagnes. Tout en slalomant sur la chaussée, M. Pouya T. recense les tours construites par les bonnes grâces d'une banque centrale qui rémunère généreusement les dépôts sans regarder d'où peut provenir l'argent. Résultat : un secteur bancaire intérieur hypertrophié en dépit des sanctions internationales, une inflation galopante (autour de 15 % en 2015) et une bulle immobilière qui a fini par éclater. L'économie informelle prospère, et l'absence d'impôt sur le patrimoine ou sur les revenus financiers favorise la croissance rapide des inégalités. Les prix des appartements en donnent une mesure : autour de 7 000 euros le mètre carré sur les hauteurs tempérées du nord de la ville et à peine quelques centaines d'euros dans le sud, aux portes du désert. Tout peut s'acheter : pour l'équivalent de 4 500 euros, un étudiant entre à l'université avec une simple admissibilité et sans avoir réussi le concours ; pour échapper au service militaire, qui dure dix-huit mois, il faut payer environ 3 500 euros pour un bachelier, 8 500 euros pour un médecin (6). Et l'on s'arrange toujours avec la doctrine : ainsi, les prêts sont devenus des « facilités » et l'usure, interdite en 1983, fut constamment pratiquée avant de se généraliser à partir des années 2000 sous l'appellation de « profit escompté » (7).
Féroce répression du trafic de drogueUn réel militantisme politique restant impossible, beaucoup préfèrent s'investir dans le secteur associatif. La présidence Khatami a été marquée par l'émergence de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG). Elles réapparaissent après une période difficile durant celle de M. Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Mme Azadeh G. nous fait visiter un centre implanté dans les quartiers sud, les plus pauvres : un lieu d'entraide où l'on peut apprendre à coudre, à gérer son budget ou sa maison. Sans réserve, un groupe de parole nous accepte. Sous la conduite d'un psychologue, on vient ici chercher des solutions pour ses problèmes de couple, de relations au travail ou dans la famille. Le plus frappant est l'absence de tout repère religieux. Tout le monde vit avec les références institutionnelles islamistes, mais rares sont ceux qui y adhèrent encore en tant qu'idéologie politique. La foi regagne la sphère de l'intime. Si le recul du collectif a favorisé le repli sur soi, de nombreuses actions témoignent d'un retour de la solidarité, comme cette autre association implantée dans une ville périphérique qui aide à la scolarisation précoce des enfants d'origine afghane afin de faciliter leur intégration.
Dans la périphérie sud de Téhéran, une association de solidarité organise la scolarisation précoce des plus pauvres, essentiellement originaires d'Afghanistan.Beaucoup d'organisations viennent en aide aux personnes dépendantes de la drogue ou à leurs proches. Dans celle que nous visitons, une vingtaine de familles sont accompagnées en liaison avec les services médicaux qui surveillent le sevrage. Mme Farideh D., la responsable, a elle-même été mariée à un toxicomane : « Aujourd'hui, je me sens utile. J'ai donné un sens à ma vie. » Là encore, on ne parle pas de religion : « C'est par humanisme que nous nous engageons, pas par devoir. »
« La consommation de drogue devient massive, observe Nasser Fakouhi, anthropologue de l'université de Téhéran. Le phénomène est comparable à celui de l'alcool en Union soviétique. Stimulants ou tranquillisants, les toxiques permettent de s'évader, et en définitive d'accepter sa situation. » Près de trois mille morts par an seraient liées aux stupéfiants (8), tandis que, selon son délégué au Conseil économique et social des Nations unies, l'Iran représenterait à lui seul 74 % des saisies mondiales d'opium et 25 % des saisies d'héroïne et de morphine (9). Les deux mille kilomètres de frontière commune avec l'Afghanistan, principal pays producteur de pavot, favorisent grandement les importations et le transit. Mais l'Iran devient aussi un gros fabricant de drogues chimiques, en particulier du « cristal », une variante de métamphétamine. La lutte contre ce trafic justifie aux yeux des autorités une répression féroce. La plupart des 977 condamnés à mort exécutés en 2015 — un record depuis 1989 — l'ont été pour des infractions relatives à la législation sur les drogues. Et plusieurs milliers de détenus, dont certains étaient mineurs au moment de leur arrestation, attendraient leur pendaison (10).
Plombier à la retraite, M. Cyrius F. préside une union de quartier, toujours dans le sud de Téhéran. Il observe la dégradation sociale et ses conséquences : « Ces habitations traditionnellement ouvrières ont vu déferler des vagues de chômeurs venant de l'industrie, puis celles du bâtiment après l'éclatement de la bulle. L'économie grise explose, tout comme les trafics, en particulier la vente de drogue dans les jardins publics. » Seul signe positif à ses yeux, l'émergence de mouvements de contestation et de revendications salariales : ouvriers du pétrole, enseignants, infirmiers. Mais il ne voit guère de convergence des luttes, avec toujours cet horizon du choix entre « le mauvais et le pire ».
L'ayatollah Mohammed Emami-Kashani devant le bureau de vote de la mosquée de Tajrich. Figure conservatrice de l'assemblée des experts, il avait appelé les Iraniens de tous bords à voter pour « repousser l'ennemi », février 2016.D'origine modeste, veuve d'un syndicaliste connu dans les années 1970, Mme Zoreh V. voit les choses sous un autre angle et prend du recul : « Il y a trente ans, j'étais la seule de ma famille à ne pas être pratiquante, la seule à savoir lire et écrire. Mes enfants, neveux et nièces, eux, sont tous diplômés de l'université. Ils réfléchissent par eux-mêmes. Le niveau de vie a augmenté, la fécondité a été divisée par trois, tout le monde peut voyager. On peut critiquer la priorité donnée au libre choix du consommateur, l'absence de perspective plus citoyenne ou plus égalitaire. Mais la situation concrète s'est améliorée et les gens ont de moins en moins peur de dire ce qu'ils pensent. » Chez les anciens militants progressistes, les débats sur les acquis de la révolution sont âpres, tant les conquêtes sociales dans la santé, l'éducation ou le logement ont été plus qu'écornées depuis. En dépit des souffrances endurées, Mme Sajida L. concède que, « même si on l'insulte aujourd'hui, l'imam Khomeiny aura sa place dans l'histoire », en particulier pour avoir tenu tête à l'Amérique et à Saddam Hussein (11).
On retrouve un discours pas si lointain dans les quartiers huppés du nord de Téhéran. Lors d'une soirée au sein de la haute bourgeoisie qui envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis, les mets traditionnels iraniens sont accompagnés de vodka ou de whisky. Ces chefs d'entreprise attendent beaucoup de l'ouverture économique et apprécient le président Rohani, sa « finesse », son « habileté à composer avec l'appareil étatique tenu par le Guide ». Toutefois, le discours philo-occidental n'est pas du tout incompatible avec l'affirmation de la souveraineté nationale, en particulier dès qu'il s'agit de la rivalité avec l'Arabie saoudite.
Durant une campagne très courte, le moindre village est visité par les candidats et leurs convois de supporters. Plusieurs centaines de femmes étaient candidates aux élections législatives, y compris dans les circonscriptions les plus rurales, comme dans le Loristan.La campagne électorale est courte, très courte. Dans les montagnes de Zagros, elle prend des allures de Tour de France. Le Conseil des gardiens de la Constitution arrête définitivement la liste des prétendants à la députation huit jours avant le scrutin. La moitié des 12 000 candidats ont été écartés et, avec les désistements, il en reste un peu plus de 5 000… pour 290 sièges à l'Assemblée consultative. Ils ont une semaine pour se faire connaître. Le moindre village de quelques âmes voit défiler les caravanes de supporteurs. Une voiture couverte d'affiches ouvre le cortège, suivie par le candidat, qui tend la main aux badauds, et par plusieurs dizaines d'autres véhicules, qui abusent de leurs avertisseurs sonores dans un décor austère, entre deux bancs de neige. Les affichettes envahissent le moindre poteau, tandis que plusieurs échoppes sont reconverties en locaux de campagne. On vient y boire du thé, commenter l'actualité, entre hommes… Aussi limité soit-il, ce jeu électoral était ici inimaginable il y a moins de vingt ans. Les routes n'existaient pas, l'électricité n'arrivait pas. Le gaz, lui, n'est disponible que depuis quatre ans, alors que les températures descendent fréquemment au-dessous de — 15° C en hiver. La modernité a surgi brutalement, bouleversant la région des Lors, une ethnie encore largement nomade. Sur les alpages où ils plantaient leurs tentes s'érigent des villages permanents en béton. Entre-temps, l'Iran est devenu un pays essentiellement urbain, les villes ont vu leur population quasiment tripler depuis la révolution.
En l'absence d'isoloir et face à un mode de scrutin complexe, les électeurs s'entraident devant un bureau de vote de Téhéran.Le régime s'adapte, joue sur la saturation plutôt que sur l'interdiction. On l'avait déjà observé dans le domaine des médias avec l'éclosion de nombreuses chaînes nationales ou émettant depuis l'étranger (12) : contrôlées par des proches du pouvoir, elles s'appuient sur le divertissement pour capter l'attention et faire diversion. En matière politique, et en l'absence de véritables partis structurés, il n'y a pas vraiment de débat sur d'éventuels programmes, mais l'électeur est submergé par l'offre. Exemple à Téhéran, où 1 200 candidats se présentaient pour seulement trente postes. Dans les bureaux de vote, implantés généralement dans une école ou une mosquée, l'électeur se voit remettre un tableau de trente cases dans lequel il doit inscrire sans faute trente noms et trente numéros. Il n'y a pas d'isoloir et chacun doit s'installer comme il peut devant la liste officielle qui égrène par ordre alphabétique les centaines de candidats. Dans la pratique, la tâche est quasiment impossible. Les deux grandes tendances diffusent donc leur liste avec les moyens du bord. Les plus prévoyants ont amené leur petit carton ; les autres consultent leur téléphone ou leur voisin. Il n'a pas été difficile de comprendre que le bureau que nous avons pu visiter votait très majoritairement pour la « liste de l'espoir » menée par le réformateur Mohammad Reza Aref, qui a fait élire ses trente candidats. En dépit du filtrage de l'accès à Internet, les réseaux sociaux, utilisés par des millions d'Iraniens, ont mobilisé dans la capitale. Sur Instagram ou Telegram, la photographie la plus partagée ce 26 février représentait un doigt maculé d'encre indélébile avec un pansement et cette légende : « Je vote quand même, en espérant ne pas me blesser comme la dernière fois. »
Des banques occidentales toujours réticentesLe second tour du 29 avril devait donner sa physionomie définitive au Parlement. Déjà, les modérés ont engrangé quelques succès, plusieurs figures des ultraconservateurs ayant été écartées, à l'image du président de l'Assemblée des experts, l'ayatollah Mohammad Yazdi. Cette assemblée élue, en même temps que la Chambre basse, pour huit ans pourrait jouer un rôle important, car il lui revient de nommer le futur Guide en cas de démission, révocation ou décès de l'actuel, âgé de 76 ans et de santé fragile. Mais ce signal ne vaut pas victoire d'un camp sur l'autre, les deux tendances étant également représentées, tandis que la plupart des réformateurs ont été écartés du scrutin. Le pouvoir peut s'enorgueillir d'avoir suscité autant d'intérêt et de participation (lire « Vers une réconciliation ? »). Les villes ont voté pour le changement, mais pas les régions les plus déshéritées, et beaucoup des élus faisant figure de modérés ont longtemps été considérés comme des conservateurs. En outre, les institutions accordent suffisamment de pouvoir aux mollahs pour orienter les choix à venir concernant tout ce qui touche aux affaires étrangères, à la politique et à l'économie. Le président Ahmadinejad s'était rendu populaire en distribuant une allocation de ressources aux plus pauvres et en faisant construire « un million » de logements pour les sans-toit. Mais il a organisé en parallèle la privatisation d'une bonne partie de l'important secteur public au bénéfice de fondations et d'autres structures contrôlées par les gardiens de la révolution.
Renforcée par les urnes, la position des « modérés » deviendra vite fragile si l'accord sur le nucléaire tarde à produire ses effets dans la vie quotidienne. Certes, le pays a commencé à récupérer une petite partie des avoirs gelés et augmente ses exportations de pétrole. Mais les projets de contrats avec des entreprises européennes (Airbus, Peugeot, Renault, Siemens, etc.) butent encore sur les réticences des banques occidentales, qui craignent toujours de tomber sous le coup de la justice américaine. Car la levée des sanctions internationales ne concerne pas les mesures de rétorsion prises dès les années 1980 par les seuls Etats-Unis, et toujours énergiquement défendues au Congrès. Le président Barack Obama a affirmé que son pays allait « remplir sa part » de l'accord. Mais, tout en s'engageant à « éclaircir (13) » les règles régissant les transferts internationaux pour faciliter les échanges, le sous-secrétaire d'Etat Thomas Shannon a rapidement dû préciser que cela ne signifiait pas un accès au système financier américain pour l'Iran.
Les tractations diplomatiques sont loin d'être achevées et Téhéran voit défiler les entrepreneurs occidentaux, y compris l'américain Boeing. L'ouverture économique n'ira pas sans risque pour un appareil de production qui, bâti dans un contexte d'embargo, avait permis à l'Iran de réduire sa dépendance au pétrole (environ 25 % des ressources budgétaires). Dans le palais des Quarante Colonnes d'Ispahan, symbole du rayonnement de la grande Perse, l'infini jeu des miroirs encourage à se méfier des apparences. En dépit d'une rhétorique sociale et d'une idéologie islamiste, l'Iran s'inscrit dans la marche du monde et dans les tourments de la modernité, avec peut-être un goût prononcé pour la dissimulation.
(1) Lire « Un accord qui ouvre le champ des possibles en Iran », Le Monde diplomatique, mai 2015.
(2) La loi permet de changer de sexe, mais l'homosexualité reste passible de la peine de mort et a servi de prétexte par le passé à l'exécution d'opposants.
(3) Pour assurer la liberté de parole de nos interlocuteurs, nous avons dû leur garantir un parfait anonymat. Tous les prénoms ont été changés.
(4) Mouvement qui contestait la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad en 2009.
(5) La fatwa de l'ayatollah Khomeiny visait principalement les Moudjahidins du peuple, dont les responsables étaient passés du côté irakien, mais de nombreux militants de la gauche laïque périrent également. Cf. Geoffrey Robertson, The Massacre of Political Prisoners in Iran, 1988, Abdorrahman Boroumand Foundation, Londres, 2011.
(6) Bien que difficile à évaluer compte tenu du poids de l'économie informelle, le salaire moyen est d'environ 300 euros par mois.
(7) Ramine Motamed-Nejad, « Monnaie et illégalisme. Genèse des protestations monétaires en Iran (1979-2013) », Revue de la régulation, n° 18, Paris, automne 2015.
(8) « Rapport mondial sur les drogues », Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Vienne, 2014.
(9) Conseil économique et social des Nations unies, Genève-New York, session du 8 avril 2015.
(10) « La peine de mort dans le monde », rapport 2015, Amnesty International.
(11) En septembre 1980, le président irakien décida d'attaquer l'Iran, qu'il pensait affaibli par la révolution de 1979. La guerre dura huit ans et fit probablement plus d'un million de morts.
(12) Lire « Le pouvoir iranien perd la main sur les médias », Le Monde diplomatique, juillet 2011.
(13) Agence France-Presse, 5 avril 2016.