Alors que Dimitris Avramopoulos était récemment entendu par la commission LIBE au lendemain de la présentation par la Commission européenne, le 7 juin dernier, d’un plan d’action sur l’intégration, un aspect-clef de cette stratégie a tout particulièrement suscité l’intérêt des eurodéputés : la révision du régime de la carte bleue européenne, ou Blue Card, pour les migrants dotés d’un degré de qualification élevé. Que ce soit par le biais de Sylvie Guillaume (S&D), Nathalie Griesbeck (ALDE) ou de Mariya Gabriel (EPP), nombreux étaient ceux à souligner la nécessité d’adapter cet instrument à la réalité de terrain. Il s’agit de faire sensiblement évoluer un mécanisme devenu, de son adoption jusqu’à aujourd’hui, et par la force des choses (i.e. par volonté des capitales), impropre à répondre à ses principaux objectifs. En somme, l’attente suscitée par cette proposition de réforme est simple : comment promouvoir la Blue Card européenne, outil primordial de la politique économique de l’UE sur le long terme, au détriment des instruments concurrents dont disposent déjà les entreprises au niveau national ?
Critiques initiales et réticences des États-membres à se fondre dans un idéal harmonisé
La Directive du 25 mai 2009 introduisant la Blue Card européenne se voulait initialement, et de manière fort ambitieuse, une alternative viable à la Green Card américaine. Dans un contexte hautement compétitif de brain-drain, où il s’agit de rivaliser avec des ensembles régionaux tels que les Etats-Unis, le Canada ou l’Australie, le schème de carte bleue européenne vise non seulement à cibler les travailleurs étrangers hautement qualifiés ; mais encore à tenter, non sans mal, d’effacer les disparités subsistant entre États-membres dans ce domaine. Il avait été utilement invoqué qu’un tel système pourrait en partie pallier le vieillissement de la population européenne, en particulier dans le champ des travailleurs qualifiés, et ainsi constituer un apport non-négligeable à notre système de wellfare. Pour autant, et malgré ses nombreux mérites, il s’agit de rappeler au préalable que l’esquisse présentée dès 2007 d’une Blue Card (BC) était loin, bien loin, d’emporter un assentiment unanime de la part des États-membres. Aussi, si l’Espagne, la France ou l’Italie s’étaient très tôt rangés au soutien d’un instrument louable visant à accroître la croissance et la compétitivité de l’UE, d’autres, tels que le Danemark, l’Irlande ou le Royaume-Uni, avaient tout aussi promptement fait savoir leur volonté d’opt-out de ce projet, arguant de la perte de souveraineté en matière migratoire qu’entraînerait une pareille initiative et du risque de vagues de migrants qui en résulterait.
Contrairement à la Green Card dont elle voulait largement s’inspirer, il faut encore remarquer que sa consœur européenne ne pouvait être amenée à couvrir de la même manière les besoins de tous les États-membres. En effet, à la différence de la situation prévalant Outre-Atlantique, les besoins spécifiques en main d’œuvre qualifiée d’une entité (ici nationale) donnée sont nécessairement – et sensiblement – distincts d’une autre. De la sorte, certains ont pu voir dans cette directive une tentative d’imposer par le haut une priorisation sectorielle ne correspondant pas aux attentes nationales en matière de demande et d’offre d’emplois hautement qualifiés : là était, une fois encore, opposé l’argument de la souveraineté nationale. Similairement, de nombreuses voies s’étaient alors élevées pour arguer de la préférence nationale : il paraissait assez présomptueux de la part de la Commission d’escompter des capitales un ralliement aveugle autour de cette proposition alors que l’ensemble régional se voyait confronté à la plus grave crise économique et financière de sa jeune histoire et qu’il s’agissait désormais de lutter en priorité contre une envolée des taux de chômages domestiques. Cette crainte d’une centralisation trop accrue, dans un domaine pourtant par définition si sensible, explique donc avec recul le peu de volontarisme des États-membres à adhérer à la logique portée par la Blue Card.
Adoptée finalement le 25 mai 2009, on pouvait déjà au terme de sa lecture identifier trois séries de problèmes qu’allait nécessairement induire la directive sur le long terme. Ainsi tout d’abord, comme utilement relevé par la directrice du Migration Policy Institute Europe, Elizabeth Collett, de la vocation par trop généraliste de ce schème, qui ne visait aucunement à remplacer les vingt-sept systèmes nationaux de migrations économique, mais bel et bien à compléter ceux-ci. En outre, la Blue Card Directive conférait aux États-membres un droit de regard exclusif en termes d’établissement de quotas nationaux de migrants (« labour market test ») pouvant aspirer à ce mécanisme : à cet égard, la directive ne créait aucunement de droit à l’admission. Se posait enfin la question de la définition et de la reconnaissance des diplômes/qualifications concernés par l’acception de « high skilled education », dans la mesure où de nombreux États-membres ne reconnaissent pas à l’identique les diplômes issus des pays-tiers (et qu’il n’existe pas au surplus de système européen harmonisé en la matière).
Doublons, diversité de transpositions et échec de la vocation première de la Blue Card
Comme mentionné à l’instant, la Blue Card Directive était originale en ce qu’elle avait vocation à suppléer – pour ne pas dire idéalement supplanter – des schèmes nationaux déjà existants. Tous les États-membres disposaient en effet déjà à l’horizon 2007-2008 de politiques-clés visant à capter des groupes en particulier au sein des Highly Skilled Migrants même si, comme noté par un rapport de la Commission, seuls dix d’entre eux élargissaient alors leur champ-cible en-dehors des « scientifiques, artistes ou professeurs d’universités ». Lucie Cerna, analyste rattachée à l’OCDE, discernait à cet égard les différentes approches adoptées par les gouvernements à l’endroit de la Blue Card Directive, lorsqu’il s’était agit de transposer celle-ci : entre ceux qui la jugeait utile en guise de seul complément d’une politique nationale déjà existante ; ceux qui, ne disposant pas de cette dernière, y voyait une occasion salutaire d’enfin se doter d’un mécanisme adéquat et ceux qui, tout à l’inverse, firent vœux d’opt-out pour lui préférer un recentrage exclusif sur le national.
Cette diversité, légitime d’apparence, a pourtant indirectement contribué à l’émergence de deux phénomènes corrélatifs qui ont enterré l’ambition d’harmonisation portée par la Directive de 2009. En l’affaire, les États-membres ont usé au maximum de la très large discrétion dont ils disposaient pour transposer la mesure en droit interne (flexibilité qui avait d’ailleurs pour grande partie conditionné son adoption). Dans un domaine où les États-membres semblent faire montre d’une réticence extrême à concevoir la nécessité d’une réflexion non pas seulement tournée sur eux-mêmes, mais conçue à l’endroit d’un marché du travail pris dans son ensemble, à l’échelle européenne, il apparaissait difficile d’empêcher l’émergence d’une forme de compétition informelle entre schèmes nationaux et système Blue Card. Partant, par jeux de transposition, les conditions d’accès aux premiers ont souvent et bien volontairement été facilitées par-rapport au second. Ainsi, lors de l’opération de visa shopping éventuellement opérée par les migrants économiques, le permis « concurrent » national apparaissait plus favorable (ce qu’espérait en partie endiguer la Blue Card Directive).
Coexistence problématique avec les schèmes nationaux mise à part, c’est bel et bien en définitive l’hétérogénéité des transpositions effectuées qui a le plus durement affecté l’esprit de la Directive. Selon Sona Kalantaryan et Iván Martin, chercheurs au Migration Policy Centre, cette variété explique que l’on ait aujourd’hui quelques vingt-sept interprétations et autant d’adaptations nationales correspondantes de la Blue Card ; constat particulièrement criant lorsqu’on trouve à comparer les critères d’admission et les conditions ou droits afférents qui différent presque systématiquement d’un État-membre à l’autre. Lucie Cerna insistait déjà sur le grand danger que présupposait une telle diversité en matière de mobilité et d’approche en termes de droits détenus par les Highly Skilled Migrants. L’importante diversité quant à la définition et aux conditions d’admissions des HSM freine indéniablement leur mobilité intra-UE et favorise une inégalité certaine, selon que les migrants considérés postulent à la Blue Card dans un État-Membre plutôt que dans un autre. Le seuil minimum requis, la durée de validité du permis ou les délais de procédures ne font pas exception. Par ailleurs, la complexité et la lenteur variable des procédures n’encourage pas l’attraction des principaux sujets ciblés par cette initiative. À ce titre, l’auteure précitée arguait que les ressortissants de pays-tiers intéressés n’était pas seulement contraint à des restrictions de frontières en-dehors de l’UE mais également au sein de celle-ci.
Ces nombreuses lacunes avaient conduit milieu académique comme Commission à évoquer dès 2014 une refonte souhaitable du système pour tenter, cette fois, de rendre à ce mécanisme sa qualité première d’instrument harmonisé. Assurément, le défaut d’attractivité de la Blue Card a trouvé traduction dans le très faible nombre de candidatures (et d’attributions octroyées par là même) pendant la période 2011-2014. Comme noté par Kalantaryan et Martin, seule l’Allemagne semble en avoir fait un usage pertinent au service de sa politique migratoire économique. Mais comparé aux besoins cruciaux à l’avenir de certains secteurs en matière de main d’œuvre qualifiée, on est loin d’y répondre utilement par ce biais : il ne fait pas sens d’envisager cette politique sur le court-terme, c’est impérativement sur le long-terme qu’il va s’agir de tabler, comme rappelé dernièrement par le Commissaire Avramopoulos.
Pour ce faire, plusieurs pistes étaient déjà avancées afin que la Blue Card recouvre une véritable valeur ajoutée par-rapports aux équivalents nationaux : accès à tout le marché du travail européen, abaissement des critères d’éligibilité relatifs aux minimums salariaux requis, abaissement des coûts jugés trop importants pour toutes les parties prenantes (défavorisant au passage sensiblement les PME au détriment des grandes entreprises) ou amélioration des droits attachés à la Blue Card (notamment en matière de réunion familiale ou de demande ultérieure de résidence permanente). Avec les priorités politiques établies par Jean-Claude Juncker puis l’adoption en mai 2015 de l’Agenda européen en matière de migration, on pouvait décemment espérer que la politique menée par Bruxelles à l’endroit de la migration économique allait recouvrir de sa superbe : à tout le moins, la nécessité de recourir à la Blue Card pour doper l’attractivité de l’UE et assurer à terme un solide apport à sa compétitivité a été maintes fois soulignée. Dans un rapport du 23 mars 2016, le Parlement européen pressait ainsi la Commission d’adopter une révision ambitieuse du mécanisme : l’annonce faite le 7 juin dernier matérialise donc cette volonté.
Proposition du 7 juin 2016 : réforme sans grand soir ou révision (trop) téméraire ?
Le texte en question appelle largement à transcender la vision minimaliste qu’ont certains États-membres de cette thématique, en les incitant à prendre conscience que l’UE doit agir comme un tout dans cette compétition internationale de brain-drain et non au coup-par-coup. Dans cette optique, il faut agir en accordance avec toutes politiques visant à consolider et approfondir la logique du Marché unique. Améliorer la mobilité entre les emplois dans les différents États-membres, faciliter les conditions d’admission et les procédures relatives à celle-ci, renforcer le panel de droits attachés à ce mécanisme (incluant la mobilité intra-européenne) tout en préservant en substance une certaine marge de manœuvre nationale, sont autant de dispositions qui en constituent les grandes lignes. Pour sûr, une première lecture a de quoi laisser songeur, et dans un bon sens du terme. En matière d’avancées consacrées par-rapport au régime actuel, on peut ainsi relever de manière non-exhaustive :
Chapitre I – General Provisions
La Commission souhaite idéalement renverser la logique qui jusqu’alors présidait dans la fonction occupée par la Blue Card au sein des États-membres : les schèmes nationaux seront désormais perçus comme subsidiaires à celle-ci et non plus l’inverse. Ici prend forme le souhait précité de Jean-Claude Juncker de voir ce mécanisme devenir l’outil principal d’admission des Highly Skilled Migrants provenant des pays-tiers (Article 1). Sujette à critiques ces dernières années, la définition retenue des higher qualifications couvertes par la Blue Card est formellement étendue : le niveau de compétences requises reste identique, mais les États-membres sont désormais tenus, au surplus des qualifications académiques, de reconnaître les qualifications professionnelles comme alternatives à cet impératif (Article 2).
Quant aux individus potentiellement concernés, on vise là encore une extension par-rapport au texte de 2009 : l’accès à la Blue Card est désormais ouvert aux HSM dont, par chaîne familiale, un membre de la famille est déjà citoyen de l’UE. Similairement, la candidature est rendue possible pour les bénéficiaires du régime de protection internationale tombant sous la « Qualification Directive ». Mention est faite toutefois de la nécessité d’un recrutement éthique, en lien avec des accords internationaux auxquels a souscrit l’UE, pour protéger des secteurs-clefs des pays en voie de développement, principaux lésés par ce phénomène de brain-drain. En outre, et dans la droite lignée de l’article 1, la proposition proscrit donc aux États-membres de conserver des schèmes nationaux ciblant le même groupe de travailleurs hautement qualifiés que ceux visés par la Blue Card : les autorités nationales doivent désormais obligatoirement promouvoir la carte bleue européenne dans un tel cas (Article 3). Les États-membres restent toutefois libres d’adopter des conditions plus favorables dans le cadre de ce sésame, notamment en matière de droits ou de modalités et procédures relatives à certaines situations (comme celle d’inactivité temporaire – Article 4).
Chapitre II – Conditions of admission
S’agissant des critères d’admission, le contrat de travail requis pour un postulant à la Blue Card n’a plus à être d’une durée minimum de douze mois mais de six seulement, contrairement à ce que posait la directive de 2009 (Article 5 par.1(a)). De plus, le salaire spécifié au sein de ce même contrat doit être égal à un seuil déterminé par les États-membres, compris dans une fourchette de 1.0 fois minimum à 1.4 fois maximum le salaire annuel moyen constaté dans l’État-membre auprès duquel est effectué la demande (autrefois d’un minimum de 1.5 sans comporter de plafond maximum). Ces différents tempéraments interviennent, là encore, en réponse à des critiques récurrentes sur la période 2011-2014, alors que l’on reprochait l’impossibilité pour les États-membres d’adapter ces seuils (à la baisse) pour répondre plus aisément à la situation délicate de certains secteurs d’activité potentiellement visés par la Blue Card (Article 5 par. 2).
Nous l’évoquions plus haut dans cet article, si la Directive de 2009 consacrait une possibilité illimitée pour les États-membres de fixer des quotas nationaux de personnes susceptibles d’être admises à la procédure de la Blue Card (« labour market test »), la proposition souhaite ôter cette marge. Les autorités nationales seraient dorénavant seulement autorisées à y recourir lorsque le marché du travail considéré se trouve sujet à une forte instabilité, conditionnant un taux de chômage sectoriel ou régional élevé (Articles 6 et 7).
Chapitre III – EU Blue Card and procedure
La période de validité de la Blue Card est fixée à vingt-quatre mois sauf si le contrat couvre une période inférieure, auquel cas le permis doit être équivalent à cette dernière plus trois mois. Dans la précédente directive, les États-membres pouvaient discrétionnairement choisir d’établir celle-ci dans un délai variant entre un an et quatre mois. En outre, les candidatures à la Blue Card peuvent être formulées sur le territoire de l’UE (si la présence sur le territoire est légale) et, maintenant, en-dehors de celui-ci. L’ancienne directive ne rendait obligatoire que la première option. La proposition réduit également le délai de notification de la décision qui passe de quatre-vingt-dix à soixante jours après le dépôt de la candidature par l’intéressé, solutionnant également une critique récurrente du schème (Articles 8 à 11).
Une autre innovation, quoiqu’optionnelle, est apportée à cet égard par le texte du 7 juin : l’introduction d’un système d’« employeurs reconnus », dont la qualité est établie au niveau national. Quand celle-ci a été reconnue par un État-membre à un employeur potentiel, la procédure d’admission se trouve encore accélérée, puisqu’elle tombe à trente jours seulement en plus de bénéficier d’autres facilités (Article 12). On peut cependant craindre a priori qu’un tel procédé ingénieux ne profite pas véritablement aux PME mais plutôt aux grandes entreprises bien implantées ça et là à travers l’Union.
Chapitre IV – Droits
Tandis que la directive de 2009 régulait strictement l’accès au marché de l’emploi des Highly Skilled Migrants, la Blue Card révisée conférerait un accès total pour ses détenteurs aux postes auxquels ils peuvent prétendre. Si les conditions d’admissions doivent continuellement être remplies au cours de la durée de validité de la carte bleue européenne, ses bénéficiaires peuvent également désormais exercer une activité salariée en parallèle de leur occupation principale (Article 13 et 14). En matière de réunion familiale, les droits sont rehaussés : les États-membres ne peuvent toujours pas imposer de délai ou mesures supplémentaires avant que la réunification ne soit autorisée, mais – nouveauté – les membres de la famille concernée recevront leur permis en même temps que la délivrance de la Blue Card au titulaire. Par ailleurs, ces membres familiaux pourront jouir d’un traitement équitable en termes d’accès illimité au marché du travail sauf en cas, comme contenu à titre exceptionnel dans les articles 6 et 7, d’un quota posé par l’État-membre visant un secteur donné (Articles 15 et 16).
Tout en conservant le cadre préexistant s’agissant de l’octroi d’un permis de résidence à long-terme pour les bénéficiaires de la Blue Card, le texte propose quelques ajustements. Cette autorisation peut être accordée si le détenteur a, soit eu une résidence continue pendant trois ans dans un même État-membre ; soit s’il a, au cours de la validité de sa carte bleue (ou autre permis de résidence) emménagé dans d’autres États-membres, cumulé cinq années de résidence continue dans ces pays. Cette modification, relevant sans doute en apparence du détail, concoure en réalité à inscrire la Blue Card comme vecteur d’intégration des migrants économiques dans leur(s) pays d’accueil et donc de répondre à la logique d’une politique, non plus d’utilité temporaire, mais bel et bien axée sur le long terme (Article 17 et 18).
Chapitre V & VI – Mobility between Member States & Final Provisions
Véritable pierre d’achoppement au sein de la Directive de 2009, la mobilité intra-UE est désormais établie de plein droit par un nouvel article consacré spécifiquement en ce sens : en vue de faciliter les déplacements que peuvent fréquemment être amenée à effectuer les HSM, l’article 19 autorise les détenteurs à une mobilité effective entre États-membres pour autant que celle-ci se rattache à l’activité exercée et qu’elle soit limitée à une période précise. Aussi, un État-membre dans lequel souhaiterait se rendre un HSM pour raison professionnelle n’a pas à exiger de documents ou procédures complémentaires de celui-ci, si ce n’est une Blue card déjà attribué par un autre État-membre (que ce dernier applique pleinement l’acquis de Schengen ou non, sauf cas prévu à l’article 22). Similairement, il devient grâce à cette nouvelle mobilité plus facile de s’implanter dans un second État-membre pour un titulaire Blue Card (et sa famille – Articles 20 et 21). Enfin, la Commission souhaite améliorer foncièrement la visibilité et la publicité faite par les États-membres de ce mécanisme auprès des intéressés car celle-ci était jugée trop, souvent à dessein, discrète par le passé (Articles 23 à 26).
On pourrait, à l’image du contexte de crise post-2008 qui prévalait lors de son adoption première, se poser la question du timing dans lequel intervient cette proposition. Si les intentions de celle-ci sont vertement méritoires, on peut toutefois interroger sa pertinence future en une heure indéniablement teintée de repli et de résurgence des thématiques identitaires. Dans un contexte de chômage structurel élevé, il semble clair que les gouvernements soient dans l’immédiat davantage pressés – à des fins éminemment électorales – à trouver une solution aux millions de chômeurs nationaux plutôt qu’à faciliter l’accès au marché de l’emploi de migrants provenant de pays-tiers, fussent-ils hélas des plus compétents. Assurément, et bien qu’en adéquation avec l’acception majoritairement admise de la notion de souveraineté, conférer autant de marge d’appréciation aux Etats-membres en matière de politique migratoire rend irrémédiablement la gestion de cette problématique tributaire des aléas politiques internes, l’exposant par voie de conséquence à la pression grandissante des formations populistes europhobes.
Pareillement, on pourrait questionner l’association des pays-tiers à ce mécanisme et l’intégration de ce dernier dans le cadre des partenariats de développement. Non sans une certaine dose de cynisme, il paraît en effet contestable de continuer à exhorter dans un premier mouvement ces pays à développer leur capacité d’innovation puis tenter, dans un second, d’en capter les principaux artisans via la Blue Card. D’aucuns critiquaient déjà en ce sens une forme moderne de colonisation, voire de relents paternalistes, qu’entretenait la Directive de 2009 sans prévoir de traitement équitable des pays lésés du brain-drain à la table des négociations (le texte n’indiquait aucunement comment minimiser un tel risque). Certains, à l’instar de Yasin Kerem Gümüs, ont ainsi avancé que l’UE devait œuvrer à renforcer le pan de l’éducation en vue de combler les différences entre offres et demandes au sein de son propre marché et apprendre à travailler de concert avec les pays-tiers pour lutter contre ce brain-drain ou, à défaut, tenter d’indexer celui-ci sur une logique éthique exclusivement circulaire. D’autres encore plaidaient pour l’ouverture d’une possibilité d’opt-out pour les pays-tiers, identique à celle dont disposent les États membres de l’Union envers la Blue Card. On peut à cet égard déplorer que l’actuelle proposition de révision n’y fasse que trop brièvement référence ; d’autant qu’un tel mécanisme, judicieusement utilisé, pourrait – certes indirectement – s’avérer précieux au soutien de récentes initiatives telles que, par exemple, le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (destiné à lutter contre les causes profondes de la migration illégale) initié au Sommet de La Valette en novembre 2015.
Adoptée à la Pyrrhus en 2009, la Blue Card Directive n’a donc pas tenu ses promesses, loin s’en faut. Si le projet initial de doter les États-membres d’un mécanisme supplétif harmonisé en matière de captation des migrants hautement qualifiés était ambitieux, sa transposition, multiple et biaisée dans les ordres internes, a largement contribué à mettre à bas toute possibilité de faire de ce modèle une alternative viable aux schèmes nationaux. En somme, la logique initiale a largement été dévoyée par des autorités nationales plus que jamais réticentes à une imposition par le haut d’une politique migratoire ciblée. Par sa proposition déposée le 7 juin 2016, la Commission semble avoir tirée les leçons de cet échec. Mais trilogue oblige, il ne nous reste plus désormais qu’à fatalement espérer qu’un maximum d’avancées contenues en son sein résistent à leur passage au Parlement et, surtout, au Conseil. Car en définitive, et dans un domaine où traditionnellement, le particulier supplante le commun et où la raison s’efface au détriment de l’émotion instrumentalisée, il y a fort à parier que ce ne sera pas chose aisée.
Maxime Rollin
Pour en savoir plus :
Articles cités
Directives / Rapports
Lundi, Libération a consacré sa «une» au recrutement de l’ancien président de la Commission européenne par Goldman Sachs. Mon article est ici.
Par ailleurs, l’affaire fait du bruit parmi les fonctionnaires européens. Les syndicats protestent (comme ici) et une pétition a même été lancée afin que José Manuel Durao Barroso soit sanctionné.
Aux dernières nouvelles, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, n’a toujours pas condamné ce recrutement.
Les enjeux de la protection des données personnelles et de la sécurité numérique des Etats membres de l’Union européenne sont devenus des sujets relevant du débat européen parmi les plus urgents depuis la fin de la première décennie des années 2000. Après la création de l’ENISA (Agence européenne pour la sécurité de l’information et de réseaux) en 2004 et le début des négociations sur le traité transatlantique (ou TAFTA pour Trans-Atlantic Free Trade Agreement) en 2013, les autorités européennes ont à plusieurs reprises démontrer leurs compétences et la valeur ajoutée de l’Union dans le domaine du digital de par sa capacité à dépasser les frontières. C’est ainsi que la réunion de la Commission LIBE (libertés civiles, justice et affaires intérieures) du 11 juillet 2016 s’est en grande partie concentrée sur la question du numérique, et ce au-travers de deux axes : la sécurité des réseaux et de leur contenu d’une part, et d’autre part le pan commercial que peuvent revêtir les données personnelles des citoyens de l’Union dans le cadre du traité transatlantique et de la nécessité de respecter le Droit européen en assurant la protection desdites données et de la vie privée digitale.
Compétences numériques européennes et protection de la vie et des données privées des citoyens européens : les enjeux de la cybersécurité :
Les technologies digitales et les réseaux comportent un aspect sécuritaire central du fait de l’usage qui en est actuellement fait. Le haut niveau de protection des données personnelles est une nécessité qui a été rappelée à plusieurs reprises et avec force par l’Union : ce fut par exemple le cas lors d’une conférence qui s’est tenue en décembre dernier et dont l’une des recommandations-clés était de renforcer les industries numériques et technologiques européennes, ou plus récemment lors du forum organisé par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union à Vienne à la fin du mois de juin 2016.
La démarche des autorités européennes se veut dans ce domaine « ambitieuse » selon Guillaume Poupard, directeur général de l’ANSSI, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information de la France qui était auditionné par la commission LIBE. Après un rapide état des lieux de la sécurité des réseaux en France démontrant une augmentation des cas répertoriés de cyber-attaques – il faut ici rappeler que nombreuses sont celles qui ne sont pas détectées -, M Poupard a mis en avant trois menaces pour la sécurité des réseaux français, mais aussi européens.
La première recoupe une multitude d’attaques souvent de faible importance à première vue, relativement aléatoires mais très ennuyeuses pour les victimes. Il s’agit principalement de vols de fonds et d’extorsions via l’usage de logiciels malveillants du type cryptolocker. Ces derniers ont pour objectif de ‘prendre en otage’ les données d’un individu ou d’une entreprise en les chiffrant pour ensuite les rendre aux victimes en échange d’une rançon généralement versée en crypto-monnaie (le bitcoin en est l’exemple le plus connu) sans pour autant avoir la certitude de revoir un jour les informations dérobées. Ce type de cyber-criminalité inquiète surtout par la difficulté à traiter de tels cas du fait notamment des différences de cadres législatifs concernant le numérique, mais aussi de par l’importance des sommes ainsi prélevées lorsqu’elles sont regroupées à échelle mondiale et par la rapidité de l’amélioration de ses attaques : il s’agit selon M Poupard d’un foyer de criminalité numérique important.
La deuxième menace réside dans le développement de groupes spécialisés dans le renseignement en entrant dans les réseaux informatiques, qu’ils soient publics ou privés, afin de dérober des données plus ou moins sensibles faisant la valeur de l’entité piratée. Ce genre d’attaque est largement sous-estimé admet M Poupard dans la mesure où les attaquants ont tout intérêt à rester les plus discrets possibles afin de pouvoir rester dans les réseaux autant que faire se peut : une vingtaine de cas seulement a été traitée par l’ANSSI en 2015 et ils concernaient tous des acteurs majeurs de l’économie française et des données pouvant mettre en péril la sécurité nationale. L’autre grande difficulté de ce type de ‘renseignement’ réside dans la difficulté à trouver des éléments à charge prouvant la culpabilité de tel ou tel groupe mafieux, pays ou encore entreprise concurrente, d’autant que ces acteurs peuvent s’allier et ces ensembles varier.
Le troisième type de menaces est le plus alarmant : il s’agit de la crainte de voir ces personnes ou ces groupes capables de voler des informations sans pour autant modifier le fonctionnement des réseaux et décider de les détruire en tout ou partie. Les cibles pourraient alors être des services critiques bien sûr, mais aussi peu sensibles à première vue – et donc souvent moins bien protégés – mais dont le fonctionnement est central pour l’économie et la sécurité nationale et régionale : de telles attaques contre les réseaux de transports, les raffineries ou encore les centrales nucléaires dont le fonctionnement est actuellement en très grande partie informatique pourraient être dévastatrices. Très peu de cas ont été répertoriés, mais en 2015, une attaque de ce type a marqué les esprits : celle de la chaine d’informations TV5 Monde qui a bien failli voir ses équipements télé-visuels détruits après qu’un attaquant ait pénétré ses réseaux. Encore une fois, déterminer l’identité des coupables est très complexe alors que ce genre de menace préfigure des intrusions et des vols de données plus violents et entrainant des conséquences physiques d’autant plus inquiétantes.
Après avoir rappelé qu’une réactivité forte était essentielle, M Poupard a admis la difficulté de réagir alors que l’avantage reste aujourd’hui à l’attaquant. Il est cependant venu tempérer ces propos quelque peu alarmistes en affirmant que des techniques de protection efficaces avaient été développées mais qu’elles nécessitaient d’y mettre des moyens tant financiers que techniques en favorisant notamment la coopération entre les différents Etats membres de l’Union mais aussi entre leurs services judiciaires et numériques. Il s’agit en effet bien d’un sujet de préoccupation global qui n’est plus l’apanage de quelques experts puisqu’une large partie des citoyens fait aujourd’hui un usage quotidien des technologies digitales.
Le directeur général de l’ANSSI est ensuite venu détailler deux possibilités d’appréhension de ce risque empruntée par l’Etat français pour faire face à ces menaces croissantes.
La première réside dans la création d’une agence nationale dédiée à la cybersécurité. La France a créé l’ANSSI en 2009 et lui avait alors attitré une centaine d’agents – ils sont plus de 500 aujourd’hui – dans le but de séparer les missions d’attaques et de renseignement des missions de défense et de protection dans un souci d’efficacité, tout en assurant entre l’ANSSI et les responsables du premier type de missions une coopération active.
La seconde approche, que M Poupard admet être « très française » mais sait efficace, réside dans la nécessité à réguler le numérique de manière à gagner du temps sur les attaquants. C’est ainsi que dorénavant une loi française votée en décembre 2013 impose aux opérateurs les plus critiques d’assurer de manière obligatoire un certain seuil de sécurité informatique. La mesure est aujourd’hui en cours d’implémentation. Elle a permis à l’ANSSI d’entrer en contact avec ces opérateurs afin de les sensibiliser aux menaces numériques, d’établir avec eux un corpus de règles visant à assurer leur protection et a permis la publication de trois premiers arrêtés début juillet. Pour justifier cette approche, M Poupard est venu affirmer le lien entre ces enjeux et le concept de gouvernance : le rôle des dirigeants politiques mais aussi des directeurs de ces entités est alors central, l’idée étant de réguler efficacement dans un souci de sécurité tout ce qui est fondamental pour le bon fonctionnement de l’Etat et le maintien de l’ordre public.
Ce type d’approche est essentiel à échelle nationale mais aussi européenne selon M Poupard, dans la mesure où les services critiques ne sont pas soumis aux frontières entre les Etats membres : une défaillance d’un partenaire pourrait ainsi entrainer des conséquences dans plusieurs autres pays. La directive NIS (Sécurité des réseaux de l’information) adoptée le 6 juillet dernier par le Parlement est d’ailleurs venue assurer ce travail de cohésion au niveau européen. Elle donne un signal fort aux Etats membres dont une partie n’a pas encore conscience du caractère central de la cybersécurité et permet surtout de mieux coopérer en travaillant en réseau, ce qui est mieux adapté qu’une approche purement nationale du fait de la nature transfrontalière de l’Internet et de la rapidité d’évolution des attaquants tant dans leurs techniques que dans leur manière d’opérer. Cette notion de travail en réseau est ici essentielle et M Poupard le souligne bien, puisque dès lors que des informations nationales sensibles sont mises en cause, les échanges évoluent généralement vers le bilatéral. L’objectif est donc de renforcer la confiance entre les Etats membres avec le concours de l’ENISA afin de pouvoir mieux échanger et de renforcer la cybersécurité au sein de l’Union européenne. En parallèle, la directive vient aussi poser une obligation de sécurité digitale minimale pour les entités pourvoyeuses de services « essentiels ». Le rôle de la loi est dans ce cadre de venir obliger la totalité des acteurs à se sentir concernés, car l’Etat comme les institutions européennes ne peuvent pas à eux seuls lutter sur tous les fronts contre la cyber-criminalité. Il a d’ailleurs été souligné que cette mesure ne constitue qu’une étape et non un aboutissement : dans ce souci de sensibilisation, elle participe à la création d’organes et de nouvelles initiatives dans ce domaine au sein des Etats membres et à échelle européenne, comme ce fut le cas en France avec la loi de programmation militaire et la caractérisation des OIV (opérateurs d’importance vitale) entrée en vigueur le 1er juillet 2016.
Il est cependant central que l’Europe ne se replie pas sur elle-même et continue à travailler avec d’autres acteurs internationaux – il s’agit d’un des points les plus fondamentaux de cette intervention – mais il est nécessaire pour l’Union de maitriser les technologies de protection digitale et de réguler certains domaines afin de ne pas compter exclusivement sur des innovations et des règlementations extra-européennes : la « question de l’autonomie stratégique au niveau européen dans le domaine du numérique en général » est « nécessaire ». Six enjeux sont alors à prendre en compte selon le directeur général de l’ANSSI.
En premier lieu, la nécessité d’assurer par nous-même nos propres réseaux informatiques : la cybersécurité demande une prise en charge à la fois par les Etats membres et par les institutions et agences européennes, dont l’ENISA (Agence européenne de la sécurité des réseaux de l’information). M Poupard appelle à un renforcement de cette dernière afin de lui permettre de devenir le moteur de la prise en charge et du traitement de ces questions au sein de chaque Etat membre, mais son budget reste aujourd’hui « insuffisant » aux vues de son potentiel, des ambitions de cette agence et des risques qu’elle a pour tâche de prévenir.
La nécessité d’une indépendance dans le domaine industriel est tout aussi essentielle. Toutefois, M Poupard est venu de nouveau rappeler l’importance de maintenir une coopération et un travail conjoint avec des industriels non européens. L’objectif est ici de développer l’industrie européenne dans les domaines du numériques et de la cybersécurité.
La certification est une piste qui mérite également d’être explorée afin de renforcer la confiance des consommateurs dans les produits et services numériques pour faire de ce secteur un véritable ‘booster’ économique pour l’Union. Cela nécessite cependant de pouvoir avoir accès au contenu de ces produits et notamment à leur code source, y compris pour des produits non européens. La sécurité nécessite en effet d’avoir confiance en l’écosystème qui entoure les acteurs : la connaissance du contenu des produits est donc requise. Cela comprend donc le code source mais aussi pour les prestataires de services le code computing utilisable, ce qui exige au préalable d’évaluer ce qui est développé et mis en oeuvre par ces prestataires pour assurer la sécurité des données des citoyens qui feront appel à eux. Les données stockées sur le sol européen doivent en effet se voir assurer un haut niveau de protection selon le Droit européen et la certification peut y contribuer efficacement.
Il faut souligner que M Poupard se défend ici de toute volonté protectionniste dans ce dernier cas en invoquant l’impératif de sécurité numérique.
Sur ce point, il précise d’ailleurs que les négociations commerciales ne doivent pas venir créer des obstacles à la régulation dans le domaine de la cybersécurité : « ce ne sont pas des barrières commerciales, du protectionnisme, que de légiférer dans le domaine de la cybersécurité ». Il faut cependant mettre en balance ces deux impératifs afin de trouver un point d’équilibre.
La signature de partenariats publics privés dans le domaine de la cybersécurité le 05 juillet et approuvés par la Commission est également une piste à explorer.
Enfin, le chiffrement doit être encouragé au sein des entreprises et des administrations européennes pour protéger leurs données personnelles ainsi que celles des citoyens. Dans ce cas, M Poupard se positionne clairement en faveur de la protection des données personnelles des individus, ce qui permet de clarifier ses propos sur l’accès au code source des produits numériques : sa priorité est clairement la protection des données et non pas la sécurité nationale ou le commerce et c’est bien là son rôle en tant que directeur général de l’ANSSI.
L’Union est désormais capable en termes techniques de protéger ses informations privées et de penser la protection des données de ses citoyens grâce notamment à l’usage du chiffrement, mais aussi de détecter les attaques de plus en plus rapidement. Toutefois, il existe un certain retard – qui n’est pas qu’européen d’ailleurs – dans l’appréhension des risques liés au numérique. Ce retard est réel et reconnu par M Poupard qui l’explique d’une part par le caractère récent de cette problématique, et d’autre part par la relative naïveté dont ont fait preuve les autorités lors de l’arrivée du digital en n’ayant que très peu conscience des risques que son usage pouvait comporter. La question des sanctions n’a d’ailleurs pas encore été posée alors qu’il s’agit d’un moyen de pression essentiel : une entreprise fournissant des services vitaux va-t-elle se conformer à la directive NIS en investissant de très gros moyens dans le renforcement de la sécurité de ses réseaux – même si cela peut lui servir – surtout dans le contexte économique morose actuel si le bâton ne vient pas de paire avec la carotte ?
Une autre thématique a fait l’objet de l’inquiétude des parlementaires : celle de la relation entre l’Union européenne et l’OTAN (Organisation du Traité Atlantique Nord) sur la cybersécurité. M Poupard a rapidement montré des doutes dans l’expansion de la coopération être ces deux entités sur ce sujet dans la mesure où l’optique otanienne est purement militaire. Il a de nouveau insisté sur la nécessité pour l’Europe de se doter de ses propres systèmes de défense afin de pouvoir faire face aux menaces stratégiques numériques en mobilisant les acteurs du secteur et les citoyens qui sont dans une certaine mesure les premiers concernés, mais aussi des experts ou encore le corps universitaire pour former le personnel nécessaire. Il a par ailleurs suggérer la formation d’une sorte de corps de réserve capable d’agir rapidement en cas d’attaques, ce qui montre la pluridisciplinarité de la cybersécurité qui englobe des problématiques de type respect des droits de l’homme mais aussi sécuritaire dans une acception clairement militaire du terme.
En conclusion de son intervention, M Poupard a tenu à appeler, en dépit de la crise économique et de la difficile situation financière européenne, à ne pas négliger ce pan de la sécurité et de la protection des droits fondamentaux, tout en rappelant l’importance de la hiérarchisation : la directive NIS est une première étape dans la lutte contre la cyber-criminalité, d’où son accent sur les services « essentiels », mais il faut aussi progressivement appréhender les autres services et pans du secteur numérique. Les PME sont par exemple des cibles de choix car généralement peu protégées et la qualification de solutions à échelle européenne constitue une voie tangible pour assurer la protection des gros comme des petits acteurs.
La protection des données ne touche toutefois pas qu’à la cybersécurité : il s’agit d’un droit fondamental au sein de l’Union protégée par plusieurs textes juridiques. C’est ainsi que la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) est venue le 6 octobre 2015 invalider le Safe Harbor qui réglementait les transferts de données des citoyens européens vers les Etats-Unis en invoquant la trop faible protection que cet accord offrait à ces derniers et le non respect du Droit européen qu’il présentait de ce fait. Face au vide juridique qu’emporte cette invalidation, les autorités américaines et européennes se sont empressées de tenter de conclure un nouvel accord dans le cadre des négociations sur le Traité transatlantique. Ce nouveau compromis fait cependant débat au sein du Parlement européen.
Le Privacy Shield : un accord clivant écartelé entre des enjeux commerciaux, sécuritaires et l’attachement de l’Union à la protection des droits de l’homme :
Les négociations entre les autorités européennes et américaines sur le TAFTA comportent un onglet ‘protection des données personnelles’ transférées vers les firmes américaines, lequel se heurte à la fois à des impératifs touchant au commerce, à la sécurité et à la protection des droits des citoyens européens. Ce triptyque s’équilibre de différentes manières aux Etats-Unis et en Europe et les différences de réglementations en attestent d’ailleurs : la sécurité est sans conteste la priorité pour les Américains alors que les textes européens protègent de près les droits fondamentaux des individus, y compris celui à la vie privée et à la protection des données personnelles. Et c’est le commerce qui vient motiver ces deux acteurs internationaux à tenter de trouver un compromis sur le « bouclier de confidentialité » ou Privacy Shield.
En tant que représentant des intérêts des citoyens européens, le Parlement a à plusieurs reprises montré son intérêt sur cette question et sa volonté d’être davantage informé sur les avancées du Privacy Shield : dès mars 2016, plusieurs élus ont ainsi demandé à ce que ce sujet soit inscrit à l’ordre du jour et des recommandations – dépourvues de portée juridique – ont été formulées auprès des autorités compétentes de la Commission en charge de la négociation de cet accord. C’est ainsi que le 11 juillet 2016, la Commissaire chargée de la justice, des consommateurs et de l’égalité des genres, Vera Jourovà, est venue défendre le texte négocié et rassurer les parlementaires.
La commissaire a ainsi insisté sur les avancées réalisées concernant cinq recommandations formulées par les élus.
Les deux plus importantes concernaient la ‘collecte en vrac’ de données et le mécanisme de médiation créé spécifiquement pour assurer la bonne application de l’accord. Des garanties supplémentaires ont été apportées afin de limiter la surveillance de masse, laquelle est illégale selon le Droit européen car contraire au droit fondamental à avoir une vie privée. Les négociateurs américains ont consenti à filtrer les données collectées selon les besoins des agences de renseignement afin de respecter les principes de nécessité et de proportionnalité européens, un objectif que remplissent ces mesures selon Mme Jourovà et qui permettraient au Privacy Shield d’assurer un niveau de protection équivalent à celui auquel les citoyens ont droit sur le territoire de l’Union. Concernant le médiateur, des engagements supplémentaires ont été obtenus de la part de Washington, notamment sur son indépendance vis-à-vis du Comité de renseignement, mais aussi sur la coopération avec les instances en charge des devoirs d’enquête afin de permettre au médiateur d’avoir accès à la totalité des informations pertinentes pour pouvoir assurer sa mission. La commissaire a admis que les possibilités de recours demeuraient restreintes en invoquant le caractère intrinsèque de ces limites à toute possibilité de saisine d’un organe judiciaire et a souligné l’innovation majeure que constituait ce médiateur puisqu’il s’agit du premier mécanisme de résolution des plaintes dans ce domaine au niveau international, et comme pour la totalité du texte qu’elle défend, elle demande à ce que les parlementaires donnent une chance à ce dernier.
Le troisième changement porte sur la rétention des données et aligne le traitement de ces dernières sur le fonctionnement européen dans la mesure où les sociétés américaines auront l’obligation de supprimer les données recueillies après leur traitement.
Les transferts ultérieurs qui pouvaient permettre de contourner le cadre imposé par le Privacy Shield ont aussi été encadrés sans que Mme Jourovà ne détaille cependant le procédé – ce qui pourrait toutefois être imputé à un manque de temps puisque son intervention avait été retardée du fait des débats antérieurs.
Enfin, les possibilités de recours ont été mieux précisées et des alternatives et facilitations procédurales dressées grâce à une coopération renforcée entre services européens et américains.
Et afin d’informer au mieux le citoyen, la Commission s’engage à publier un guide qui détaillera leurs droits.
Mme Jourovà a ensuite insisté sur le fait que le Privacy Shield est un processus dynamique qui est donc amené à évoluer et à être régulièrement contrôlé. Les autorités américaines se sont d’ailleurs engagées à faire connaître à la Commission tout changement législatif susceptible de l’impacter. Elle s’engage d’ailleurs à y veiller et à ne pas hésiter à mettre en oeuvre les clauses de suspension en cas de lacunes tout en assenant avoir appris de l’expérience du Safe Harbor, à savoir que l’Union doit régulièrement vérifier que les accords conclus restent en adéquation avec les normes européennes, qui sont elles aussi en mouvement.
Le Privacy Shield a d’ailleurs subi des renforcements qui en font un accord plus solide que le Safe Harbor et qui offre donc une meilleure protection des données personnelles des citoyens européens transférées outre-atlantique. Des contrôles sur les entreprises américaines ont ainsi été mis en place, ainsi que le droit au recours, la garantie d’une adaptation des textes avec des révisons régulières et un suivi renforcé de l’Union. Ces mesures faisaient d’ailleurs partie des recommandations du Parlement qui ont été détaillées plus haut, mais aussi de celle du Working Group de l’article 29 (WP29). La commissaire insiste enfin sur le soutien des Etats membres sur ce texte et affirme de nouveau pouvoir garantir une protection équivalente à celle de l’Union pour inviter ensuite les parlementaires à accepter le compromis et à « tester » le Privacy Shield.
La mise en oeuvre de ce dernier est en effet déterminante pour l’économie européenne mais aussi pour la protection des données personnelles des citoyens européens dans la mesure où l’invalidation du Safe Harbor a laissé place à un vide juridique potentiellement dangereux.
La présentation s’est soldée par une nouvelle affirmation de la prise en compte de l’avis des parlementaires et par la proposition de nommer un membre du Parlement pour l’associer au ré-examen commun du Privacy Shield – proposition qui n’est que formelle puisque les textes et les négociations n’étant pas divulgables, cette nomination ne permettrait pas une meilleure information du Parlement, mais qui a le mérite d’avoir été formulée.
Les parlementaires se sont montrés très intéressés et les questions étaient nombreuses mais l’on peut toutefois regretter que pour des questions de timing à respecter, certaines aient été retirées et que des aspects de l’accord aient été laissés sous silence. Les avis des groupes parlementaires étaient généralement assez tranchés, soit très positifs, soit très réticents.
Le premier point mis en avant a été la rapidité avec laquelle le Privacy Shield a été négocié, ce qui laisse craindre un travail incomplet. Si la tenue prochaine des élections américaines est bien comprise comme constituant un facteur décisif de cette hâte à conclure au plus vite l’accord, les parlementaires ont mis en avant la faiblesse juridique des garanties apportées par la présidence américaine dont dépendra sa mise en oeuvre. D’autant qu’il n’existe aucune loi contraignante outre-atlantique concernant la protection des données personnelles. Mme Jourovà est venue avancer la bonne volonté de respecter ces garanties par les autorités américaines en citant les quelques modifications législatives réalisées, comme celle du Freedom Act ou la limitation des activités du renseignement via la directive présidentielle de janvier 2014 PPD-28. Il n’empêche qu’aucun des engagements pris n’a fait l’objet de mesures juridiquement contraignantes afin d’en garantir l’implémentation.
Le second élément mis en avant a été le fait que le Privacy Shield ait pour base la directive de 1995/46/CE relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données alors même qu’un nouveau package de protection des informations digitales, le General Data Protection Regulation (GDPR) vient d’être adopté et doit être mis en oeuvre pour mai 2018.
Ce point pose directement la question de la « certitude juridique » du Privacy Shield, d’autant que l’adéquation de l’accord avec le Droit européen et l’arrêt de la CJUE fait toujours débat : la Cour a en effet stipulé que le droit américain n’était pas équivalent au droit de l’Union sur la protection des données, et malgré les quelques modifications apportées par les autorités américaines, les lois sont restées relativement inchangées : il faut que les Etats-Unis viennent renforcer leurs mesures de protection des données, alors-même que l’Union est venue révolutionner la protection de ce droit fondamental avec le GDPR. Or, sans cette certitude juridique, la stabilité du marché numérique est mise en doute, ce qui risque à terme de pénaliser les entreprises européennes. La commissaire s’est expliquée sur la prise en compte du GDPR et a indiqué que l’élaboration de lignes directrices et d’interprétation du package devait constituer une priorité dont il est prévue qu’elle soit traitée lors des exercices conjoints des étés 2017 et 2018, et qu’en attendant, face au vide juridique laissé par le Safe Harbor, la mise en place d’un cadre pour le transfert des données était urgente et que le Privacy Shield devait d’abord constituer une sorte de cadre-minimal pour ensuite pouvoir s’étoffer. Dans cette mesure, elle a de nouveau appelé à une certaine indulgence de la part des députés, indiquant que des améliorations substantielles avaient été apportées après l’invalidation de l’accord précédent, afin de permettre de « tester » le bouclier de confidentialité pour ensuite l’évaluer et convenir des éléments à modifier. Conduire cette tâche en parallèle de la rénovation du cadre européen via l’implantation du GDPR semble complexe, mais Mme Jourovà s’est de nouveau montrée rassurante sur ce point en rappelant que le but des exercices était justement d’assurer cette articulation. Elle n’a cependant pas précisé la durée de la ‘période de test’ du Privacy Shield ni fixé de calendrier retraçant les étapes de l’évolution de l’accord en vue de le rendre de manière certaine juridiquement viable.
L’indépendance du médiateur a également été remise en cause, de même que la possibilité réelle pour les citoyens européens de saisir une juridiction américaine en cas de litige concernant des données transférées. Le statut du médiateur pose en effet question : s’agit-il d’une personne ou d’une institution ? Sa nature reste peu claire, d’autant qu’il s’agit davantage d’un « coordinateur en chef de la diplomatie et de la technologie de l’innovation » : une partie des parlementaires demandent d’ailleurs à ce qu’une rencontre avec la médiatrice soit organisée. Il faut toutefois souligner que malgré le peu de précision que le mécanisme de médiation présente, il constitue une avancée considérable et démontre un gros travail de la part des négociateurs européens dans la mesure où les Américains se sont longtemps montrés très obtus sur la question. Enfin, concernant la saisine des tribunaux américains, la commissaire est venue plus ou moins éluder la question, arguant que 90% des plaintes étaient clôturées en médiation et donc que cette possibilité restera marginale.
L’objectif de l’intervention de Mme Jourovà était double : d’une part rassurer les parlementaires sur les garanties nouvelles apportées par le Privacy Shield, et d’autre part les rassurer sur la prise en compte de leurs recommandations, et a fortiori de les assurer de la volonté de ne pas laisser de côté le Parlement dans le processus de négociations. Il s’agissait donc d’une tâche éminemment complexe qui n’a été que partiellement remplie à la vue du scepticisme d’une partie de l’hémicycle mais aussi du fait de contraintes matérielles de type temporel. Le ‘bouclier de confidentialité a toutefois été adopté ce mardi 12 juillet par la Commission.
Emmanuelle Gris
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