Faisant le point sur les recherches théoriques et empiriques les plus avancées à travers vingt-trois contributions, l'ouvrage dirigé par Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (1) constitue une précieuse référence sur la problématique complexe des liens entre genre, classe et race autour de la question du travail. S'appuyant sur ces trois registres dans deux pays aussi éloignés que le Brésil et la France, et démontant les mécanismes de la construction sociale des inégalités au-delà des différences historiques, cet essai révèle des constantes dans la fabrication des discriminations. Les auteurs fourbissent leurs concepts à travers le dédale de leurs causes enchevêtrées. Ainsi, Danièle Kergoat insiste sur la dynamique constitutive des rapports sociaux de pouvoir et de domination dans une conception matérialiste des oppressions. Elle avance alors le concept de « consubstantialité » : « La classe tout à la fois crée et divise le genre et la race », écrit-elle ; ou, dit autrement : « Le genre crée et divise la classe et la race », et « la race crée et divise le genre et la classe ». Ainsi, le fait d'être une femme joue un rôle déterminant dans sa place au sein du système de production — les femmes sont majoritaires dans les tâches de domesticité, par exemple. De son côté, Antonio Sérgio Alfredo Guimarães s'attache plus particulièrement au croisement qui s'opère entre ces catégories d'oppression et à l'analyse de leur vécu, soit l'« intersectionnalité » : il s'agit de « penser ensemble les formes de subordination, de discrimination, d'exploitation et d'exercice du pouvoir afin de voir comment elles s'articulent dans la pratique sociale ».
La mise en chiffres rend flagrante l'ampleur des discriminations, même si Margaret Maruani et Monique Meron démontrent que les statistiques peuvent relayer l'idéologie dominante. Rachel Silvera décrit la situation en France : selon la moyenne nationale, les femmes gagnent 27 % de moins que les hommes, tous emplois confondus. Au Brésil, malgré leur niveau scolaire plus élevé, elles souffrent d'un taux de chômage supérieur à celui des hommes et perçoivent toujours moins qu'eux, selon les travaux d'Ana Carolina Cordilha et Gabriela Freitas da Cruz : 28 % de moins dans le secteur formel et 33 % dans le secteur informel.
Du côté du travail domestique, pas de réelle transformation : il reste majoritairement le lot des femmes. Pour le Brésil, société capitaliste patriarcale au passé esclavagiste, Laís Abramo et María Elena Valenzuela montrent que l'insertion des femmes sur le marché du travail s'est accrue sans que la responsabilité des tâches domestiques ait été renégociée. Cela n'est pas très éloigné de ce qui se passe en France, où, selon Monique Meron, les femmes en effectuent près des deux tiers. Très féminisée et emblématique, la prise en charge des personnes dépendantes, le care (soin), comme on l'appelle souvent, fait l'objet de plusieurs contributions. Marc Bessin pose la nécessité de la « politiser », de la sortir de la sphère du privé, tandis qu'Helena Hirata retrouve le lien direct entre genre, classe et race en analysant les migrations : en région parisienne, 90 % des travailleurs du care sont des immigrés ou issus d'immigrés en provenance des pays du Sud.
Les Femmes dans le monde académique (2) rassemble une sélection de contributions au colloque transdisciplinaire du même nom qui s'est tenu à Paris en 2015, et dont l'objectif était de mettre les instances et personnels universitaires face à l'importance des inégalités de carrière dans ces milieux. Un objectif qui n'a rien d'évident dans un monde « où la croyance dans la neutralité et l'objectivité des critères de l'excellence censés fonder les carrières est particulièrement vivace », comme le note Catherine Marry. On y voit les multiples facettes et naturalisations des discriminations de genre. Une mine de renseignements.
(1) Nadya Araujo Guimarães, Margaret Maruani et Bila Sorj (sous la dir. de), Genre, race, classe. Travailler en France et au Brésil, L'Harmattan, Paris, 2016, 360 pages, 37 euros.
(2) Rebecca Rogers et Pascale Molinier (sous la dir. de), Les Femmes dans le monde académique. Perspectives comparatives, Presses universitaires de Rennes, 2016, 228 pages, 18 euros.
« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » Cet extrait d'Aurélia fait face à un magnifique portrait de Gérard de Nerval — un poète qui a décidé « de ne pas baisser la garde, de ne pas être indigne / de ses désirs, de ses utopies, ni de ses combats » ; l'un des dix-neuf retenus par Ernest Pignon-Ernest et André Velter, précisément parce qu'ils mettaient en cause l'ordre meurtrier du monde : « ceux de la poésie vécue (1) », selon le titre de l'ouvrage. Dommage que l'on ne compte aucune femme — peut-être pour le prochain ouvrage ? Car ce n'est pas la première fois que le peintre hors normes et le poète chroniqueur du monde travaillent ensemble. Grâce à sa présentation, Velter donne envie de (re)plonger dans ces poèmes, tandis qu'avec ses crayons Pignon-Ernest aide à comprendre l'intensité des expériences vécues : Arthur Rimbaud « errant de la ville », Vladimir Maïakovski « trop amoureux, trop révolutionnaire et certainement trop génial », Nazim Hikmet et ses vers si douloureux : « Et la beauté ? Qu'en fait notre camarade ? / (…) Il n'en fait rien, bien entendu » ; ou encore Mahmoud Darwich, « identifié comme personne à la Palestine »… Des portraits intimes ou affichés sur les murs des villes comme autant d'interpellations, de colères, de résistances.
(1) Ernest Pignon-Ernest et André Velter, Ceux de la poésie vécue, Actes Sud, Arles, 2017, 202 pages, 35 euros. Exposition du 8 avril au 4 juin 2017, chapelle du Méjan à Arles.
Ce superbe roman graphique propose une exploration du Chili des luttes sociales, de la révolte qui gronde, celui de toute une génération politisée qui a conduit ce pays, situé « là où se termine la terre », à la victoire de Salvador Allende en 1970. Cette histoire est vue à travers les yeux du jeune Pedro, fils de l'écrivain socialiste Guillermo Atías. Exilé en France après le coup d'État du général Pinochet, il a ouvert la porte de sa mémoire à Alain et Désirée Frappier, et c'est tout un peuple mobilisé qui surgit : de l'onde de choc de la révolution cubaine à la création du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), puis à l'élection sur le fil du camarade-président… C'est aussi un parcours intime, servi par des illustrations en noir et blanc d'une force saisissante, laissant une large place aux paysages somptueux du Chili, à ses volcans, aux ruelles éclatantes de Valparaiso, comme aux manifestations monstres de la capitale. « Et soudain, un délire de joie envahit les rues de Santiago. (…) Les parents avaient réveillé leurs enfants, les gens riaient, s'embrassaient. » Les mille jours de la « voie chilienne vers le socialisme » venaient de commencer.
Steinkis, Paris, 2017, 260 pages, 18 euros.
Ce nouvel ouvrage sur les Doors, qui évite de succomber à la mystification glamour souvent symptomatique du genre, a de surcroît l'avantage de présenter avec exhaustivité l'échappée sauvage du groupe : depuis la rencontre de Jim Morrison et Ray Manzarek, étudiants en cinéma à l'université de Los Angeles, jusqu'au parcours méconnu des trois survivants après le départ du chanteur pour Paris, où il mourra, en passant par les premiers concerts turbulents, les tournées, la gloire, les procès et la chute. L'auteur accorde une bonne part à la genèse des compositions et aux enregistrements des albums studio et live, en les replaçant dans le contexte musical et sociétal de l'époque. La « nef des fous » dessine ainsi en filigrane une histoire où les monstres de Jérôme Bosch se mêlent aux révolutions psychédéliques et contestataires de 1968, dans un appel répété à la liberté et au rock'n'roll, nous incitant à faire nôtre la prière du poète à la voix hypnotique, aux visions héritières de William Blake et d'Arthur Rimbaud : « Entre dans le rêve brûlant / Viens avec nous / Tout a éclaté et danse. »
Le Mot et le Reste, Marseille, 2017, 480 pages, 27 euros.
Alors qu'en Asie du Sud-Est plusieurs mouvements sociaux et sociétaux ébranlent les structures de pouvoir traditionnelles, pourquoi paraît-il encore peu pertinent de parler à leur propos de « société civile », s'interrogent les auteurs de ce livre pluridisciplinaire ? N'existerait-il pas, dans cette région du monde, une série d'obstacles culturels à l'émancipation ? N'y constate-t-on pas une intériorisation des hiérarchies due au strict ordonnancement statutaire des sociétés et à la primauté de la relation patron-client, leur codification première se faisant dans « cette structure élémentaire du social qu'est la relation aîné/cadet » ? Pour être ambitieuse, l'analyse théorique ne quitte jamais longtemps le terrain. Thaïlande, Birmanie et Malaisie sont finement étudiées. Le Cambodge illustre exemplairement, avec le noyautage des organisations non gouvernementales par l'État, comment ce dernier entend rester le « seul opérateur légitime et “grand timonier” du développement harmonieux de la société ».
ENS Éditions, Lyon, 2016, 288 pages, 27 euros.
Total est la somme, aujourd'hui privatisée, des deux géants pétroliers français : la Compagnie française des pétroles (CFP), créée en 1924 pour sortir le secteur de la dépendance américaine, et l'Union générale des pétroles, créée par le général de Gaulle en 1958, qui deviendra la société Elf. Le passif de Total cumule les méfaits de ces deux entités : corruption et diplomatie parallèle en Afrique, rétrocommissions pour financer les partis politiques, collaboration avec les régimes racistes d'Afrique du Sud et de Rhodésie, travail forcé en Birmanie, désastres écologiques… Le philosophe québécois Alain Deneault livre une synthèse documentée des agissements de la multinationale française. Il éclaire la puissance des entreprises de ce type, capables d'imposer leur loi aux États, tout en affirmant « ne pas faire de politique ». Organisant sa propre impunité, la société aux neuf cents filiales peut ensuite affirmer : « La mission de Total n'est pas de restaurer la démocratie dans le monde. Ce n'est pas notre métier. »
Rue de l'Échiquier, coll. « Diagonales », Paris, 2017, 512 pages, 23,90 euros.
Qui est M. Dmitry Rybolovlev, 148e fortune mondiale avec un peu moins de 8 milliards de dollars en banque ? Devenu président du club de football de la principauté de Monaco en 2011, le discret oligarque russe fuit les projecteurs et les mondanités. Au croisement du sport, des affaires et de la politique, cette biographie met en lumière l'ascension éclair d'un médecin devenu roi du potassium au cours des sulfureuses années Eltsine. « Le profil de Rybolovlev n'est absolument pas différent des autres ayant bâti leur fortune lors de l'explosion de l'URSS. Si vous vous référez comme critère, afin de déterminer qui est un oligarque, aux fausses banqueroutes et autres méthodes de voleur pour s'emparer de capitaux de production que les actionnaires originaux s'étaient partagés, ou encore à la corruption d'État, il en fait clairement partie », affirme un membre de la bonne société russe cité dans le livre. Reste que, à la différence de ses homologues, le milliardaire passé par la case prison — onze mois de détention préventive pour une accusation de meurtre dont il a été blanchi — ne doit pas sa fortune aux bonnes grâces du Kremlin.
Le Cherche Midi, Paris, 2017, 256 pages, 17 euros.
C'est à l'occultation du lien profond qui unit la Syrie à l'Europe, et de manière plus particulière à la France, que ce livre s'attaque. Car pour Jean-Pierre Filiu, spécialiste du Proche-Orient, cette mise à distance est loin d'être innocente. En feignant d'oublier que ce pays est l'un des creusets où l'Occident contemporain puise ses racines, on se trouve des excuses pour ignorer ou relativiser l'horreur qu'endure le peuple syrien depuis la révolution de mars 2011. Schismes et hérésies du début de l'ère chrétienne, dynasties musulmanes ébranlées par de constantes sécessions et par des résurgences récurrentes d'une vision millénariste du monde, terre de conquête pour les croisés et terrain d'affrontement entre minorités, émergence de mouvements nationalistes et laïques arabes, l'histoire de la Syrie est totalement imbriquée avec celle de l'Europe. Avec ce constat accablant : depuis les années 1940, la France s'est constamment fourvoyée dans un Orient moins compliqué qu'on ne le prétend.
La Découverte, Paris, 2017, 288 pages, 14 euros.
Vue de l'extérieur, l'Arabie saoudite ressemble à un royaume hermétique et figé dont la responsabilité dans l'expansion d'une vision de l'islam rétrograde, pour ne pas dire violente, n'est plus à démontrer. Politologue et spécialiste des monarchies de la péninsule arabique, Fatiha Dazi-Héni entend permettre de mieux connaître ce pays et de prendre conscience de son caractère hétérogène. En formulant cent questions sur l'histoire, l'économie et la société du royaume wahhabite, elle cerne les principaux enjeux et défis auxquels il fait face. Avenir de la dynastie des Saoud, liens avec les États-Unis — qui se désengagent peu à peu de la région —, rapports avec d'autres puissances régionales comme la Turquie ou Israël à l'aune de la rivalité avec l'Iran : autant de thèmes qui font prendre conscience de la fragilité de ce géant pétrolier. Sans oublier le pari que représente l'élan réformateur d'inspiration néolibérale du vice-prince héritier Mohammed Ben Salman, également ministre de la défense. Du résultat de son programme « Vision 2030 » et de son entente avec le prince héritier Mohammed Ben Nayef dépend l'avenir à court terme du pays.
Tallandier, Paris, 2017, 368 pages, 14,90 euros.
« Je n'étais qu'en sixième classe que j'allais jeter des coups d'œil sur la “Critique de la raison pure”. » Le romancier polonais Witold Gombrowicz (1904-1969) fut, comme Marcel Proust ou Samuel Beckett, un romancier-philosophe : on peut lire Ferdydurke (1937), son premier roman, comme une résurgence de Montaigne sous Descartes, et Cosmos, le dernier (1965), comme une revanche de Démocrite sur Platon… Quand il rentre en Europe après vingt-trois ans d'exil en Argentine, il n'a mis que six livres dans sa valise, tous de philosophie. En 1969, à Vence, Gombrowicz donne ce cours « en six heures un quart » à Rita, son épouse, et à Dominique de Roux, qui prépare alors un Cahier de l'Herne sur lui. Ce sont leurs notes qui sont ici rééditées.
Attention, il ne s'agit pas de sa « philosophie » (il n'en a pas), mais bien plutôt de l'usage existentiel qu'il fait et propose de la pensée. Qui suit le fil des rapports « sujet-objet », d'Emmanuel Kant à Friedrich Nietzsche via Arthur Schopenhauer. Au cœur de ce petit livre stimulant : Jean-Paul Sartre, déjà personnage romanesque autant que conceptuel du Journal (1953-1969).
Payot et Rivages, coll. « Rivages poche / Petite Bibliothèque », Paris, 2017, 160 pages, 8,60 euros.
À bien des égards, l'Iran occupe une place à part dans le monde musulman. Majoritairement chiite alors que le reste de l'oumma — exception faite de l'Irak et du royaume de Bahreïn — est à dominante sunnite, c'est aussi un pays qui a été à plusieurs reprises le précurseur de profondes transformations qui se sont ensuite transmises au Machrek et au Maghreb. Des tentatives de réformes dans le contexte des menaces coloniales européennes au XIXe siècle à la révolution islamique de 1979, en passant par la modernisation voulue par Mohammad Reza Chah (1941-1979), l'ancienne Perse a symbolisé la lente transformation d'un vieil empire en État moderne. Comme le notent les auteurs, l'Iran, « de spectateur impuissant au XIXe siècle, est passé au statut d'acteur et de puissance régionale incontournable ». Une évolution qui ne l'empêche pas de peiner dans la mise en place d'institutions démocratiques et dans sa réponse aux aspirations sociales de sa population.
La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2017, 128 pages, 10 euros.
D'une ampleur inédite, la crise écologique en Chine touche l'eau, les sols et l'air. Le 8 décembre 2015, le gouvernement interdisait toute circulation à la moitié du parc automobile de Pékin. Une décision inédite et bien dérisoire. Professeur d'économie chinoise et sinologue, Jean-François Huchet analyse les causes structurelles dans ce court essai très documenté. Au départ, la « croissance industrielle à tout prix » voulue par Mao Zedong dès les années 1950, avec pour corollaire un énorme gâchis « de ressources naturelles, en l'absence d'un système de prix reflétant leur rareté ». Suivent l'explosion démographique (+ 170 % depuis 1950), l'étalement urbain (la surface habitable est passée de sept à trente-cinq mètres carrés par habitant entre 1980 et aujourd'hui), l'immobilier comme moteur de croissance… Autant de facteurs que l'État va tenter d'atténuer de manière peu cohérente. Tout en développant les énergies vertes et une législation ambitieuse, il a multiplié par sept sa consommation de charbon au cours des trois dernières décennies. La rente fossile, qui assure encore son avenir, est responsable de 20 % des émissions mondiales de CO2.
Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 152 pages, 15 euros.
S'appuyant sur l'article « Et cette fois encore, le piège du vote utile ? » (avril 2017), M. Michael Feintuch tient à contester l'élection présidentielle elle-même, peu démocratique selon lui.
Serge Halimi prend l'angle du vote utile pour évoquer l'élection présidentielle. Certes, mais ne faut-il pas rappeler aussi que le Père Noël est illégitime ? Comment les Français peuvent-ils imaginer un instant qu'un homme seul puisse répondre aux attentes, questions, problèmes d'une société tout entière et lui donner pendant cinq longues années les pleins pouvoirs ? Sinon en croyant encore à l'âge adulte au Père Noël ?
Père Noël de surcroît totalement illégitime : faut-il rappeler que l'élection présidentielle est depuis l'origine anticonstitutionnelle ? De Gaulle l'a imposée. L'élection présidentielle est illégitime dans les textes, elle l'est aussi dans les urnes. Un candidat qui va réunir 22 ou 23 % des voix exprimées au premier tour, soit 14 à 15 % des électeurs inscrits, va se faire élire sur un coup de force, par un second tour obligatoire, avec un choix par défaut, par rejet de l'autre candidat, passant ainsi à la trappe 80 % des électeurs exprimés et 85 % des inscrits du premier tour. Le référendum turc par lequel [M. Recep Tayyip] Erdoğan veut se doter des pleins pouvoirs nous horrifie, mais notre élection présidentielle « à la française » n'est-elle pas de même nature ?
Des images anciennes trouvées sur un marché aux puces ou un livre d'histoire : Rügen, l'île qui accueillait un camp de vacances nazi ; un kibboutz ; la constellation d'Orion en 1939 ; une double page d'un cahier de Franz Kafka... Ce sont elles qui font le « lieu » du livre. Muriel Pic a identifié une mélodie dans ces archives et a choisi la forme du chant — l'élégie — pour, au fil de ses associations, créer un croisement entre poésie et histoire, donner à ressentir l'invention de ce « documentaire », entre ces deux temporalités où le poème prend la relève de l'épopée dans une époque qui doute des héros. Elle interpelle d'un côté l'histoire naturelle, le monde des abeilles, et de l'autre l'astronomie, le ciel étoilé, en montrant que la littérature est un mode d'essaimage d'archives, qu'elle rassemble autrement. Les abeilles et les étoiles ne poussent pas le poète à tourner le dos à l'histoire : « Tourner les pages de l'histoire n'est pas facile, / quand les peuples en soulèvent chaque ligne. »
Macula, coll. « Opus incertum », Paris, 2016, 92 pages, 15 euros.