« La marche des ombres » est un livre court mais complet, rédigé par François De Smet, docteur en philosophie de l’Université Libre de Bruxelles où il est également collaborateur scientifique au Centre Interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité. De plus, il est directeur du Myria, le Centre de Migration Fédéral Belge. Cet ouvrage n’est qu’un parmi nombreux autres dont il a été auteur et dont les thèmes tournent autour des droits des humains, ou de la logique étatique.
Dans cet ouvrage, François De Smet évoque la question migratoire sous plusieurs angles. Tout d’abord, à la fois au début du livre et dans la conclusion, il prend un point de vue plus théorique et historique de la question, la reliant à la récente sédentarité humaine et à la limitation de l’espace de la planète. Ainsi, il rappelle que « le nomadisme a été le comportement prépondérant de l’histoire de l’humanité », la sédentarité étant ainsi récente et ayant ainsi créé de nouvelles notions relatives à l’État. Pour lui, ériger des murs a été le « point final » de la sédentarisation. Selon lui, c’est cela qui rend, en partie, les États légitimes et souverains, puisque « L’accès au territoire, depuis l’avènement des États modernes, est la compétence régalienne par excellence. […] le contrôle des nouveaux arrivants, comme celui de la natalité, constitue la matrice d’une politique démographique qui définit directement l’identité de l’État ».
À partir de cela, il démontre l’idée que la frontière même va signifier, selon les situations et les personnes, quelque chose qui soit enferme, soit protège. C’est à travers cela qu’il explique la peur des populations au regard des migrants, notamment une peur que la droite exploite : le remplacement, à la fois concernant le travail ou la culture et les valeurs. Ainsi, surtout les populations occidentales, se sentent protégées par les frontières. M. De Smet rappelle également qu’une certaine gauche a un positionnement paradoxal, puisqu’elle critique l’existence d’une migration (surtout économique), symptôme du système capitaliste, ne voulant ainsi pas développer des politiques migratoires facilitant l’arrivée de ceux-ci. D’un autre côté, une fois que les migrants sont présents sur le terrain, ils sont accueillis les bras ouverts.
Face à ces facteurs étatiques et culturels, l’auteur oppose l’idée de liberté, notamment à travers l’idée de Kant et du « Projet de paix perpétuelle ». En effet, selon celui-ci, la terre est limitée et ronde, ce qui signifie que les personnes ont le droit de se mouvoir librement. Si on ajoute à cela l’idée que les individus sont nés arbitrairement dans un territoire, idée qui va donc à l’encontre de la liberté, et que de nos jours, les territoires dans le monde sont extrêmement inégaux, il en conclut donc que la migration est un droit auquel les individus ont droit. Il rappelle également qu’il y a, petit à petit, une certaine remise en cause de la frontière, notamment à travers des mouvements tels que l’Union européenne. Cependant, il souligne le fait que « Les pays assouplissent les règles de circulation entre eux lorsqu’ils sont dans une situation socio-économique comparable, ce qui, du point de vue du migrant individuel, fait écho à l’injustice distributive des lieux de naissance ». En somme, cela signifie, comme évoqué auparavant, qu’il y a un problème de croyance dans lequel les frontières sont vues comme devant protéger les chanceux.
À partir de ces éléments, François De Smet fait une typologie des principaux types de migrations actuels. Tout d’abord, il évoque l’asile, le seul type de migration vu comme « légitime ». Il fait un retour historique, en rappelant que cela s’est mis en place avec les Conventions de Genève, et qu’à partir de ce moment, « […] les États avaient le devoir d’accueillir des citoyens menacés dans leur pays d’origine. » Il explique ainsi que ce type de migration « jouit d’une considération morale acceptée et irréfutable », et que notamment dans les pays occidentaux, il est donc vu comme acceptable lorsque c’est pour protéger d’un pouvoir ; cependant, si cela a lieu pour des raisons économiques, il n’y a plus de légitimité. Cela va donc créer un cercle vicieux dans lequel les migrants se font passer pour des réfugiés afin de pouvoir migrer, rendant ainsi les autorités plus exigeantes au niveau des critères, créant ainsi davantage de problèmes pour l’ensemble des migrants.
Par la suite, l’auteur énumère les autres raisons qui poussent les personnes à migrer : la migration du travail, qui de nos jours, est difficile d’accès pour les travailleurs non qualifiés ; la migration étudiante, qui pose l’enjeu de savoir ce qui advient de ces personnes une fois diplômées ; la migration pour motifs familiaux, qui est relève d’un paradoxe, puisqu’on laissera migrer des personnes qui n’en n’auraient pas eu le droit pour d’autres motifs, créant ainsi des problèmes de mariage blanc ou gris. Il rappelle que ce type de migration devient de plus en plus commun dû à la mondialisation ; et les migrations médicales ou humanitaires, qui ne sont soutenues que lorsque ce sont des ONG qui vont dans les pays du Sud, aider les personnes sur place. Cela crée aussi un paradoxe parce que l’asile est vu comme légitime pour les personnes qui craignent pour leur vie. Cependant, lors des migrations médicales, la raison est la même, laissant ainsi un flou dans ce domaine. Il en arrive ainsi à parler de la migration économique, principal type de migration, puisqu’il rappelle tout au long de son ouvrage que si on migre, c’est pour survivre ou mieux vivre. Il explique que le choix de la migration se fait selon la théorie de push et pull (raisons qui poussent à migrer, et raisons qui poussent à choisir un certain pays), et il critique le grand manque de politique au niveau de la politique migratoire économique, qui pousse aux abus évoqués auparavant. « Ce n’est qu’en développant une voie d’accès migratoire, fut-elle sur des quotas, des obligations et un contrat, à des étrangers sans qualification, que les pays européens acquerront une place légitime à combattre la migration illégale ».
Enfin, l’auteur évoque deux questions très spécifiques, en prenant notamment des exemples concrets belges. Ainsi, il parle de la question de régularisation et expulsion, en expliquant que la politique de régularisation belge est injuste pour deux raisons : tout d’abord, ceux qui arrivent à s’imposer sur le territoire, ont plus de chances de devenir donc légaux ; ensuite, il faut aussi tenir en compte le fait que les personnes doivent avoir les moyens d’arriver sur le sol belge, jouant ainsi davantage sur les inégalités ; enfin, cela va créer un nouveau problème, puisque cela encouragerait de nouvelles vagues de clandestinité. Cependant, il rappelle que les solutions de l’État face à ces problèmes posent soit des problèmes d’équité, comme ceux évoqués, soit des problèmes des marché noir, soit des problèmes moraux, puisque « Les illégaux qui s’installent dans le pays, vivent du travail au noir et y développent leur vie, deviennent vite inexpulsables au regard des critères d’humanité et de bonne gouvernance ». De plus, imposer davantage de contrôles (notamment avec des rafles et expulsions) entraînerait le risque pour l’État de se transformer en État policier ou totalitaire.
François De Smet fini ensuite son ouvrage en évoquant les centres fermés en Belgique, symptômes du manque de politique migratoire des pays occidentaux, et de l’inefficacité des solutions à court et moyen terme. Il explique que le premier a été créé en 1988, après que le pays se soit raffermi sur la question migratoire. Ainsi, des demandeurs d’asile se sont retrouvés bloqués dans la zone de transit à Zaventem, ce qui a donné lieu à la naissance de ces centres. La Belgique en a créé six en tout. « Rappelons que ces centres n’ont pas pour fin propre la détention d’étrangers, mais leur éloignement du territoire, soit de manière consécutive à un refus de pénétrer sur le territoire opposé sur les arrivants, soit à la clôture d’une demande d’asile rejetée, soit parce que la Belgique considère que c’est à un autre pays de traiter leur demande d’asile, soit simplement parce qu’ils ont été appréhendés sans aucun titre de séjour valable ». Il rappelle également qu’il n’y a qu’en 2007 qu’il y a eu un ministre ou un secrétaire d’État directement lié à la question, et qu’ils sont toujours en place parce que malgré tout, il y a des expulsions qui ont lieu. Cependant, il soulève la question de leur efficacité, puisque les personnes qui y sont détenues ne représentent qu’une très faible faction des illégaux en Belgique, et que leur taux d’expulsion reste faible, beaucoup finissant par être libérés. De plus, les conditions sont très inégales de centre à centre et peuvent être très difficiles pour certains, la Belgique ayant notamment été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Humain pour les conditions de détention des mineurs. Il relie enfin l’avènement de ces centres à l’idée de la souveraineté de l’État évoquée au début : « Le centre fermé permet de matérialiser […] le pouvoir qu’un État possède sur ses propres frontières, et donc de renforcer l’image et la crédibilité de sa propre existence et de sa propre utilité ».
L’ouvrage est conclu par un lien entre toutes les idées que l’auteur a mises en avant au long de celui-ci. Il rappelle le manque d’existence de politiques migratoires de la part des États, et de leur difficile mise en place dû à un problème de perception, puisque « Penser la migration, c’est donc penser en même temps le trajet individuel, humain et les destins collectifs ». De plus, il pense que c’est probable que « l’image de l’État forteresse » cessera d’être l’axe de gravité de la politique à moyen terme, puisqu’elle renforce trop la peur des populations, et que la solution à cela, outre la mise en place d’une politique migratoire, est également la pédagogie des populations. Il rappelle enfin que si tous les pays étaient prospères, il y aurait moins de migration, et que de nos jours ce sont les migrations les plus superflues et plus contraintes qui sont légitimes et autorisées.
Carolina Duarte de Jesus et Lorik Rexha
REUTERS/Yves Herman
Cueilli à froid par les « Luxleaks » lors de sa prise de fonction à la présidence de la Commission, en novembre 2014, Jean-Claude Juncker avait promis d’être le Vidocq de la fiscalité en Europe. « La lutte contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale seront l’une de mes grandes priorités » avait-il alors clamé devant les députés européens. « Et ce ne sont pas des paroles en l’air ». Trois ans après, celui qui a su attirer, durant les vingt-cinq ans où il a été aux commandes du Grand Duché (comme ministre des Finances puis Premier ministre), les entreprises à la recherche d’une fiscalité accommodante via les fameux « rescrits fiscaux » et autres taux de TVA compétitifs, a tenu parole. Jamais l’Union n’a été aussi active pour boucher les trous légaux qui permettent aux entreprises d’échapper à l’impôt, « l’interaction entre les règles nationales des uns et les règles nationales des autres peut conduire à des taux d’imposition très faibles » comme il l’avait expliqué en novembre 2014. Au lendemain de la publication des «Paradise Papers», qu’a fait l’Union depuis 2014?
Sur proposition de Pierre Moscovici, son commissaire chargé de la monnaie unique et de la fiscalité, une série de textes a été adoptée par les États membres à une vitesse record (entre 3 et 7 mois) en dépit de la règle paralysante du vote à l’unanimité en matière fiscale, les révélations des médias sur les multiples voies de la fraude et de l’évasion fiscale (« offshore leaks », « Swiss leaks », « Panama papers », « Malta’s files », « Bahama’s papers » ou « Paradies papers ») ayant agi comme autant de piqûres de rappel.
«Discordances hybrides»
Ainsi, depuis 2017, les administrations fiscales doivent automatiquement échanger des informations sur les « rescrits fiscaux » qu’ils accordent aux entreprises, une pratique pas illégale en elle-même puisqu’elle permet simplement de connaître par avance l’impôt à acquitter. De même, le « reporting country by country » (RCBC) a été rendu obligatoire, ce qui permet aux administrations fiscales et surtout au public de connaître les pays où les grandes entreprises (plus de 750 millions de chiffre d’affaires) présentes dans l’UE réalisent leurs profits et où elles payent leurs impôts. Toujours en 2016, une directive anti-évasion fiscale a été adoptée, mais certaines de ses dispositions n’entreront en vigueur qu’en 2022 : il s’agit de lutter contre les « discordances hybrides » qui permettent d’échapper à l’impôt. Par exemple, un revenu peut-être considéré dans un pays comme un paiement d’intérêts déductibles et, dans un autre, comme un dividende non soumis à l’impôt… Une autre directive a étendu ce texte aux pays tiers. Enfin, le secret bancaire en Europe a été éliminé, d’abord au sein de l’Union, mais aussi, depuis janvier 2017, avec la Suisse, Monaco, Andorre, le Liechtenstein et San Marin via des accords bilatéraux.
En revanche, d’autres textes sont en carafe devant le Conseil des ministres, l’instance où siège les représentants des États. C’est notamment le cas de la directive définissant une assiette commune (ce qui est taxé) de l’impôt sur les sociétés et de celle qui permettra de considérer les groupes de sociétés comme une seule entité (la division en entités juridiques différentes permet d’échapper en partie à l’impôt). La liste noire des paradis fiscaux ou « juridictions non coopératives » proposée par Moscovici connaît aussi quelques vicissitudes : si le commissaire espère un accord pour le 5 décembre sur une liste de noms, ça coince sur les sanctions. L’exécutif européen les voudrait « dissuasives », mais le Luxembourg, la Lettonie, la Lituanie et Malte ne veulent pas en attendre parler alors que la majorité se contenteraient de sanctions purement symboliques… Autant dire que le résultat final risque de ne pas être à la hauteur des attentes.
La politique de concurrence contre l’optimisation fiscale
Le dernier levier d’action utilisé, depuis 2015, par la Commission est celui de la politique de concurrence. Elle a ainsi jugé illégal un dispositif fiscal belge qui a permis à plus d’une trentaine de multinationales (Celio, BP, AB Invest, BASF, Belgacom, British American Tobacco, etc.) de bénéficier de plantureuses ristournes fiscales. Elle a fait de même avec les rescrits fiscaux (tax ruling) dont bénéficiaient, au Luxembourg et aux Pays-Bas, Starbucks et Fiat Finance and Trade ou, encore, a exigé que l’Irlande récupère 13 milliards d’euros d’impôts auprès d’Apple, celle-ci ayant bénéficié d’un régime fiscal particulièrement avantageux (Dublin a fait appel et s’apprête à récupérer ces fonds). Le problème est que la Commission ne peut sanctionner que les régimes discriminatoires, c’est-à-dire qui bénéficient seulement à certaines entreprises, et qu’elle n’a pas les moyens matériels de contrôler tout ce que font les États pour s’attirer les bonnes grâces des entreprises.
Unanimité
Rien ne vaut donc l’harmonisation ou du moins la coordination fiscale. Mais la règle de l’unanimité complique l’adoption d’un texte, diminue son degré d’ambition et rend difficile sa modification même si le système s’avère insatisfaisant (comme dans le cas de la TVA). C’est pourquoi Jean-Claude Juncker a proposé, dans son discours sur l’État de l’Union du 13 septembre, de passer au vote à la majorité qualifiée (55 % des États représentant 65 % de la population) en utilisant la « clause passerelle » prévue par le traité de Lisbonne. Problème : il faut l’unanimité des Vingt-huit et l’absence d’opposition des Parlements nationaux… Autant dire que cette réforme cruciale n’est pas pour demain, les États étant persuadés qu’ils défendent leur souveraineté, alors qu’ils ne sont que le jouet des multinationales qui savent obtenir des traitements préférentiels.
C’est pourquoi la Commission essaye, quand elle le peut, d’utiliser une autre base juridique que la fiscalité afin de faire voter ses textes à la majorité : ainsi elle envisage de le faire dans sa proposition de directive destinée à taxer les géants du numérique qui sera dévoilée début 2018. Gageons qu’encore une fois, certains États feront tout pour préserver l’unanimité. Bref, tant que l’Union ne sera pas une véritable fédération, l’harmonisation fiscale demeurera chaotique, puisque soumise à la bonne volonté des gouvernements.
N.B.: article remanié paru dans Libération du 7 novembre